Trois présentations, en 1903, de la théologie libérale par trois auteurs libéraux

Publié le par la rédaction

1903 : Trois présentations françaises
du protestantisme libéral
 
André Numa Bertand, Jean Réville, Charles Wagner
 
Cet article étudie trois présentations de la théologie libérale par trois auteurs libéraux, à un moment tournant pour l’histoire du protestantisme libéral. Il permet d’envisager l’unité et la diversité doctrinale de ce courant, en même temps que la compréhension qu’il a de sa propre histoire, dans l’histoire plus générale du christianisme et du protestantisme.
 
1 - La même année, 1903, à quelques semaines d’intervalle, les éditions Fischbacher, dont le catalogue comprend alors un nombre abondant de livre relatifs au protestantisme, publient trois ouvrages sur le protestantisme libéral : Le protestantisme libéral, ses origines, sa nature, sa mission de Jean Réville ; La pensée religieuse au sein du protestantisme libéral, ses déficits actuels, son orientation prochaine d’André Numa Bertrand ; Libre pensée et protestantisme libéral de Ferdinand Buisson et Charles Wagner. Entre 1860 et 1910, beaucoup de publications, livres et brochures, exposent, défendent ou attaquent le libéralisme ; j’en ai repéré une quarantaine et ma liste ne se prétend nullement exhaustive. Les trois ouvrages que je viens de mentionner sortent nettement du lot par leur qualité. Dans un premier temps, je vais successivement les présenter en suivant l’ordre chronologique probable de publication. Dans un second temps, je m’arrêterai sur quelques thèmes qui permettent d’esquisser une comparaison.
 
 
 
2 - Jean Réville appartient à une dynastie de pasteurs et théologiens libéraux ; son père Albert Réville est très connu. Spécialiste de l’antiquité chrétienne, Jean Réville enseigne à l’École des Hautes Études ; curieusement son livre ne l’indique pas et mentionne seulement qu’il est professeur adjoint à la Faculté de Théologie Protestante de Paris. Il y est chargé d’un cours d’histoire générale des religions. Il sera nommé, en 1907, au Collège de France dans cette discipline et mourra l’année suivante. Son livre reprend des conférences données à Genève à ce qui devait devenir l’Union protestante libérale.
3 - Sans cacher son appartenance, d’ailleurs bien connue, au protestantisme libéral, Jean Réville entend en donner une présentation scientifique, non pas celle d’un partisan ou d’un prédicateur, précise-t-il [Jean Réville 1903, p. VI], mais celle d’un professeur de religion. En fait, malgré cette objectivité affichée, son exposé est nettement apologétique et parfois se fait bel et bien prédication [Jean Réville 1903, p. 66-68] ; quelques passages où l’auteur présente les positions libérales en employant un « nous » [Jean Réville 1903, p. 22, 29] montrent que sa neutralité est toute relative.
4 - Ce livre se caractérise par une absence presque totale de références et de citations bien étonnante de la part d’un universitaire (du moins d’après nos critères actuels). Dans ces cent quatre-vingt-deux pages, il mentionne seulement six personnes (Augustin, Marin Luther, René Descartes, Jacques-Bénigne Bossuet, Isaac Newton, Louis Pasteur) et ne nomme aucun théologien contemporain, même là ou on s’y attendrait, ainsi quand il lie la foi au sentiment de « dépendance absolue » à l’égard de l’univers [Jean Réville 1903, p. 56, 161, 173], ce qui évoque évidemment Friedrich Schleiermacher, ou quand il résume l’évangile dans la paternité de Dieu et la valeur de l’être humain [Jean Réville 1903, p. 60-61] ce qui fait penser à Adolf von Harnack dont L’essence du christianisme vient tout juste de paraître. La critique qu'André Numa  Bertrand adresse à Athanase Coquerel père s’appliquerait assez bien au livre de Jean Réville : on y trouve un « tissu d’idées et de raisonnements » sans relation explicite avec les réalités existantes. Ferdinand Buisson, qui en fait l’éloge, le qualifie d’« exposé purement théorique et en quelque sorte schématique ». On a l’impression que Jean Réville présente une sorte d’essence platonicienne du protestantisme libéral. Il ne s’agit cependant pas d’une essence intemporelle ; elle se situe à la suite de la Réforme et dans le cadre d’une modernité, souvent mentionnée, en particulier dans le titre des chapitres, mais jamais définie ; de plus, Jean Réville consacre quelques pages à la question, qui agite alors aussi bien la France que Genève, de la séparation des Églises et de l‘État [Jean Réville 1903, p. 133-137]. Mais si elle n’est pas intemporelle, cette essence est désincarnée ; on ignore comment et où elle se concrétise ; on ne dit pas qui la représente ; dans ce livre sur le libéralisme, il n’y a aucun nom de libéral. Pourtant, Jean Réville est engagé dans les instances ecclésiastiques libérales où ses interventions vont dans le sens de l’irénisme ; aucune mention dans son livre ne permet de le deviner.
 
 
5 - Le deuxième livre reprend aussi une série de conférences. À l’occasion de son assemblée générale, l’Association fraternelle des pasteurs libéraux a demandé à André Numa Bertrand de s’interroger sur les déficits du protestantisme libéral et sur les orientations à prendre pour y remédier. Le choix de ce thème mérite d’être relevé ; il témoigne, en ce début du vingtième siècle, d’une baisse d’assurance et d’une inquiétude chez les libéraux. Ils ont eu longtemps la conviction (Jean Réville l’a encore) que l’avenir leur appartenait et qu’ils l’emporteront dans le protestantisme et dans le christianisme. Ils en sont maintenant moins certains et s’interrogent : le libéralisme ne doit-il pas changer sinon sur le fond, en tout cas dans ses attitudes et ses argumentations ? Le choix du conférencier est également intéressant. André Numa Bertrand a alors 27 ans ; ce tout jeune pasteur (fils d’un pasteur qui fait partie des animateurs de l’Association fraternelle) deviendra par la suite une des personnalités les plus marquantes du protestantisme français où il exercera une grande influence et où on lui confiera des fonctions de premier plan. Il jouera un rôle essentiel dans la formation de l’Église Réformée de France en 1938 (par unification d’églises protestantes auparavant distinctes) ; entre 1940 et 1945, il représentera avec courage et dignité la Fédération Protestante de France en zone occupée. À côté de ses activités ecclésiales, il traduira en français L’essence du christianisme d’Adolf von Harnack et publiera quelques livres à la charnière de la théologie et de la spiritualité, tels que Protestantisme ou L’évangile de la grâce.
 
6 - Dans le protestantisme libéral français André Numa Bertrand distingue quatre tendances. D’abord, le rationalisme supranaturaliste (c’est à dire un rationalisme qui admet l’existence d’un domaine qui n’est pas irrationnel mais qui dépasse les compétences de la raison naturelle) d'Athanase Coquerel père qui se situe dans la ligne des Lumières, mais qui n’a subi l’influence ni du kantisme dans sa pensée ni du Réveil dans sa piété, et qu'André Numa Bertrand juge dépassé. Ensuite, l’individualisme antidogmatique de Samuel Vincent, qui a des affinités avec le Réveil sans en approuver le durcissement doctrinal. Puis, l’école critique et historique, qu’illustrent en France la Revue de Strasbourg et Albert Réville, dont il juge le travail essentiel sur le plan de la connaissance et de l’interprétation de la Bible. Enfin, un courant psychologique et expérimental avec Auguste Sabatier et Auguste Bouvier auquel très nettement André Numa Bertrand se rattache ; il y voit un « type religieux » nouveau et original, dont il attend qu’il réoriente et dynamise le libéralisme [André Numa Bertrand 1903, p. 52, 56, 145-163].
 
7 - André Numa Bertrand vient de terminer une licence en philosophie ; sa solide culture dans ce domaine complète heureusement ses connaissances théologiques. À la différence de Jean Réville, il cite beaucoup : quarante-neuf auteurs, dont cinq anglophones et huit allemands (mais pas Adolf von Harnack qu’il devait traduire un peu plus tard). Dans ses analyses et propositions, il exprime une grande reconnaissance envers ses aînés et s’efforce de ne pas froisser ceux de ses auditeurs aux « têtes blanches » ou aux « têtes grises » [André Numa Bertrand 1903, p. 95] qui se rattachent aux courants dont il note les insuffisances et les faiblesses. Il n’entend pas abandonner ni renier la tradition libérale, tout en estimant nécessaire de la rénover.
 
 
8 - Troisième livre, l’échange entre Ferdinand Buisson et Charles Wagner, deux personnages de tout premier plan ; à la différence de Jean Réville et d'André Numa Bertrand, ils n’appartiennent pas à une famille pastorale. Ferdinand Buisson, agrégé de philosophie, a dirigé pendant 17 ans l’enseignement primaire et mis en place l’école républicaine et laïque. En 1903, il vient d’être élu député. Il devait en 1927 recevoir le prix Nobel de la Paix. Protestant libéral affirmé, il se rapproche de la libre-pensée (il deviendra président en 1904 d’une des associations de libres penseurs, sans jamais renier son protestantisme libéral). Cette évolution inquiète les libéraux. Sensible à leurs remarques, Ferdinand Buisson adresse quatre lettres au journal libéral Le Protestant pour s’expliquer et inviter les lecteurs à le suivre dans son évolution. Le journal demande à Charles Wagner de répondre. Charles Wagner, pasteur libéral indépendant à Paris, a un très grand rayonnement qui dépasse de beaucoup les frontières du protestantisme français. Ses livres ont beaucoup de succès et sont constamment réédités. L’année suivante, en 1904, il sera invité par le président Théodore Roosevelt à faire aux États Unis une tournée de conférences. Au moment de sa mort, on l’avait pressenti pour l’Académie Française. Ferdinand Buisson et Charles Wagner se connaissent bien ; ils ont collaboré et collaboreront à plusieurs reprises ; ils ont des liens personnels, Charles Wagner a béni, en 1894, le mariage de la fille de Ferdinand Buisson.
 
9 - Dans son étude sur Ferdinand Buisson, l’homme politique et philosophe, Vincent Peillon parle de « polémique » [Vincent Peillon 2010, p. 24]. Je préfère « échange ». Il me semble, en effet, que les convergences l’emportent largement sur les divergences. Entre les deux hommes, il y a beaucoup de points communs, mais aussi des différences. Ils n’ont pas le même tempérament. Ferdinand Buisson est plus rationaliste et raisonneur, tout en ayant parfois des accents mystiques. Charles Wagner est plus lyrique et mystique, tout en étant soucieux de rationalité. Ils se distinguent surtout par leur position et leur stratégie. Ferdinand Buisson invite les protestants libéraux à rompre avec le christianisme traditionnel et à rejoindre la libre-pensée, en en renforçant ainsi les courants spiritualistes, dont il craint qu’ils soient submergés par un matérialisme grandissant. Il entend convaincre les libéraux que la libre pensée est à la fois anticléricale et religieuse (en donnant à « religieux » un contenu assez restreint), de même qu’il répète aux libres penseurs que le protestantisme libéral est une croyance libre. Charles Wagner, de son côté, ne veut pas rompre avec des protestants sincères, même s’il ne partage pas leurs positions théologiques, ni avec la tradition chrétienne, même s’il entend en réinterpréter les apports. Il souhaite que les libres penseurs spiritualistes s’allient avec les libéraux et, dans ce but, prennent leurs distances avec des courants (que Ferdinand Buisson désapprouve, mais ne veut pas rejeter) qui animent une propagande antireligieuse primaire de bas étage. Il y a des logiques analogues et inversées, avec des solidarités contraires. Les discours se croisent plus qu’ils ne s’opposent. Par la suite, ils participeront tous les deux à l’Union des Libres Penseurs et des Libres Croyants qui organisera des conférences et des débats de bon niveau, mais n’aboutira pas à une alliance.
 
10 - De toutes les publications de Charles Wagner, ses réponses à Ferdinand Buisson sont, à ma connaissance, les plus théologiquement élaborées, avec des pages extraordinaires par leur profondeur, leur largeur et leur clarté, même si parfois, assez rarement, l’éloquence l’emporte sur la rigueur. Il y a moins de références que chez André Numa Bertrand, plus que chez Jean Réville. On sent l’influence d'Auguste Sabatier, mais Charles Wagner, tout en étant très au courant du mouvement des idées, reste un penseur original, qui puise dans son propre fond plus qu’il n’emprunte à d’autres. Ferdinand Buisson, de son côté, est bien informé de la théologie protestante française, peut-être moins, étonnamment, des travaux récents en philosophie.
 
 
11 - Après cette présentation, je passe à ma seconde partie. Parmi plusieurs thématiques présentes dans ces trois livres, ainsi celles de miracle et du surnaturel, du statut de la Bible, de l’individu et de la société ou communauté, de la personne de Jésus, j’en ai choisi, un peu arbitrairement, trois et je vais esquisser un parallèle entre nos auteurs d’abord sur les origines du protestantisme libéral, ensuite sur la libre pensée et la spiritualité et enfin sur le Dieu personnel.
 
 
12 - Quand commence le protestantisme libéral ? La réponse dépend évidemment de la conception qu’on en a, de la manière dont on le définit.
 
13 - Pour Jean Réville, son origine, son point de départ, se situe à la Réforme ; il en découle logiquement. Jean Réville le caractérise, en effet, par le refus de toute autorité extérieure en matière de foi et par le développement d’une religion individuelle et intérieure. Or la Réforme marque la rupture avec l’autorité ecclésiastique ; il n’appartient pas au pape, au clergé et aux conciles de dire ce qu’il faut croire. Certes elle a substitué l’autorité extérieure de la Bible à celle de l’église, mais elle est un premier pas sur le chemin qui conduit de l’hétéronomie à l’autonomie spirituelle ; le protestantisme libéral poursuit cet itinéraire en subordonnant la Bible à la conscience [Jean Réville 1903, p. 7 à 22, p.148]. De même, Ferdinand Buisson situe les origines du protestantisme libéral au seizième siècle à la Réforme et plus précisément chez Sébastien Castellion, l’adversaire de Jean Calvin.
 
14 - André Numa Bertrand, au contraire, note que la Réforme reste très conservatrice en matière de doctrine [André Numa Bertrand 1903, p. 9]. Il situe plutôt les débuts du protestantisme libéral dans la première moitié du dix-neuvième siècle, plus précisément durant la période qui va de 1829 [André Numa Bertrand 1903, p. 14], date de la publication de l’ouvrage de Samuel Vincent Vues sur le protestantisme français, à 1848 [André Numa Bertrand 1903, p. 5], date d’assemblées générales du protestantisme français et de synodes officieux (il n’y en aura pas d’officiels jusqu’à l’avènement de la troisième République). Ce n’est pas du gallocentrisme. André Numa Bertrand souligne l’apport décisif d'Emmanuel  Kant [André Numa Bertrand 1903, p. 12, 43] qui introduit une nouvelle conception de la vérité. En même temps, le Réveil et Friedrich Schleiermacher [André Numa Bertrand 1903, p. 41] valorisent l’expérience. D’où l’apparition de ce qu'Ernst Trœltsch devait appeler le « néoprotestantisme ». André Numa Bertrand définit ainsi le changement intervenu : si pour l’orthodoxie, la doctrine est « objet de foi », pour le libéralisme, elle est « expression de la foi » [André Numa Bertrand 1903, p. 42]. La doctrine ne définit pas l’être de Dieu, elle dit comment nous le percevons, elle formule l’expérience croyante. C’est le changement de paradigme qu’on décrit classiquement comme passage de la Dogmatik à la Glaubenslehre [Brian Albert Gerrish 1993, p. 239-248] Le libéralisme naît d’une révolution épistémologique qui détrône l’ontologie et la remplace par l’expérience, et d’une révolution religieuse qui centre la foi sur la vie intérieure et non sur la croyance (au sens d’adhésion à un corpus doctrinal).
 
15 - Pour sa part, Charles Wagner remonte jusqu’à la littérature biblique ; il trouve non pas, certes, le début mais la source du protestantisme libéral chez les prophètes et dans l’Évangile. Il discerne, en effet, dans les Écritures, une opposition qui traverse toute l’histoire religieuse de l’humanité entre l’esprit clérical ou sacerdotal et l’esprit prophétique ou évangélique. Le premier entend fixer, capturer et enfermer l’Esprit dans des sanctuaires, des institutions, des rites et des dogmes. Le second proclame que Dieu dépasse et transgresse tout ce qui prétend le définir et lier ; le divin est toujours au dessus et au delà de ce qui en parle, de ce qui l’exprime, le signifie et le concrétise [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 93-94]. Le protestantisme libéral se situe dans la ligne de la réaction prophétique et évangélique contre la religion sacerdotale, il la prolonge et l’actualise. Cette analyse vibrante, comme souvent chez Charles Wagner, est assez voisine de la distinction que proposera Paul Tillich [Paul Tillich 1995, p. 167-177, 348-362] entre « substance catholique » et « principe protestant », à ceci près que là où Paul Tillich voit une bipolarité, Charles Wagner établit une opposition. En fait, il s’agit d’une nuance car Charles Wagner a conscience de la nécessité des disciplines religieuses et des incarnations de l’expérience du divin, mais refuse, comme Paul Tillich, d’en faire des absolus. Le protestantisme libéral a pour vocation d’empêcher cette dérive.
 
16 - Ces trois réponses ne sont pas contradictoires ; on peut aisément combiner les conceptions qu’elles impliquent du protestantisme libéral. Nos auteurs s’accordent à discerner une continuité forte entre l’évangile, la Réforme et le libéralisme contemporain ; dans les trois cas, il s’agit de vivre la religion de Jésus. Les différences d’accentuation n’en demeurent pas moins. Charles Wagner souligne le caractère foncièrement biblique du libéralisme, en y voyant la continuation et l’actualisation de l’esprit prophétique ; Jean Réville insiste sur son enracinement dans la Réforme en insistant sur la rupture avec l’autorité ; André Numa Bertrand s’intéresse à sa contemporanéité en mettant l’accent sur le changement de statut de la doctrine qui n’est plus impérative mais expressive.
 
 
17 - En 1903, la France est au lendemain de l’affaire Dreyfus et à la veille de la séparation des Églises et de l’État. L’affrontement, très dur, entre catholiques et républicains tend à se rigidifier dans un « bloc contre bloc », comme l’écrit Ferdinand Buisson [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 49], où chacun se voit sommé de choisir son camp et où on nie la possibilité d’une neutralité, d’une conciliation ou d’une troisième voie. Cette situation embarrasse les protestants dont beaucoup refusent de se laisser enfermer dans l’alternative « ou chrétien ou républicain », et elle gène en particulier les libéraux accusés d’un côté par les orthodoxes de conduire à la libre-pensée et de l’autre par les libres penseurs de ne pas aller jusqu’au bout de leur démarche.
 
18 - On sent chez nos auteurs la volonté d’affirmer que le protestantisme libéral est bien une religion à part entière, une véritable spiritualité, pas seulement une philosophie. Même Ferdinand Buisson qui plaide pour une alliance, voire une fusion avec la libre pensée, indique que ce rapprochement est envisageable parce que la libre pensée est en son fond ou en son essence religieuse, même si en fait elle comporte des tendances qui ne le sont pas. L’argumentation de Ferdinand Buisson ne convainc guère, d’une part, parce qu’il donne une image inexacte de la libre pensée en en majorant un seul de ses aspects, comme Charles Wagner le lui fera remarquer, d’autre part, parce qu’elle repose sur une conception de la spiritualité qui l’assimile pratiquement à la morale ; elle ne connaît ni culte, ni dogme et ne fréquente guère la Bible.
 
19 - Jean Réville, assez proche sur de nombreux points de Ferdinand Buisson, souligne cependant que l’Évangile n’est pas seulement un enseignement mais surtout une personne, celle de Jésus [Jean Réville 1903, p. 97]. La foi chrétienne est, certes, une piété morale, pratique, comme le dit Ferdinand Buisson, mais elle est inspirée par le Christ, elle est vie en communion avec lui, ce qui n’implique nullement qu’on en fasse un Dieu ou une personne divine [Jean Réville 1903, p. 99]. Les protestants libéraux sont des libres penseurs (aucune autorité ne les asservit), mais ils sont tout autant de libres croyants [Jean Réville 1903, p. 30]. Ils ne s’éloignent pas ni ne sortent du christianisme, ils le réinterprètent, permettant ainsi, selon Jean Réville, d’échapper à l’alternative entre cléricalisme et libre pensée ou entre catholicisme et irréligion.
 
20 - André Numa Bertrand n’évoque pas directement la libre pensée (il lui consacrera sept ans après un livre). Pour lui, le protestantisme libéral est foncièrement religieux. Il insiste beaucoup sur la vie intérieure et, dans la ligne d'Auguste Sabatier, voudrait joindre une théologie libérale renouvelée avec la ferveur du Réveil délivrée de son dogmatisme. Si le libéralisme veut corriger les doctrines, il n’est pas mu primordialement par un souci intellectuel d’exactitude ; il poursuit un but avant tout spirituel ; « l’émancipation de la foi » l’intéresse plus que « l’épuration de la théologie » [André Numa Bertrand 1903, p. 35, p. 125].
 
21 - Quant à Charles Wagner, il montre en quoi la foi diffère d’une raison même spiritualiste. Là où Ferdinand Buisson et Jean Réville parlent, de manière plus stoïcienne que chrétienne, d’acceptation de l’ordre des choses, de docilité envers l’univers, il présente la foi comme une insoumission, une « sublime folie » [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 119] ; elle refuse la fatalité et nourrit une espérance qui va bien au delà d’une sagesse purement humaine [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 167, cf. p. 172]. Par ailleurs, Charles Wagner met en avant que la foi a besoin de signes, de gestes, de pratiques, d’institutions et de doctrines pour ne pas se dissoudre ou s’évaporer. Le protestantisme libéral a raison de ne pas leur attribuer une valeur magique ou surnaturelle, il aurait tort de les supprimer : « spiritualiser, écrit-il, n’est pas volatiliser » [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 177]. Beaucoup plus que Jean Réville, il affirme que le libéralisme n’entend pas se passer de formes extérieures ou sensibles ; à cet égard aussi, il est une religion.
 
 
22 - Dans ses lettres, Ferdinand Buisson souligne ce que les protestants libéraux et les libres penseurs ont en commun : refus de l’autorité cléricale, rejet des superstitions religieuses, volonté d’une éducation qui rende l’homme autonome et responsable, souci de la morale. Finalement, écrit-il, il ne reste que Dieu pour les différencier [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 31]. À quoi Charles Wagner rétorque : c’est « plutôt un beau reste » [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 131]. En fait, Ferdinand Buisson pense que même Dieu ne sépare pas, parce que les libéraux rejetant tout anthropomorphisme, en ont une conception non personnelle. Personnaliser Dieu revient à en faire un être fini. Les libéraux donnent le nom de Dieu à ce que les libres penseurs appellent le vrai, le juste et le bien [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 32]. La différence tient au vocabulaire utilisé plus qu’au fond même de la pensée.
 
23 - L’argumentation de Ferdinand Buisson utilise un passage du livre de Jean Réville qui effectivement voit dans l’anthropomorphisme une conception assez primitive de la divinité et estime qu’on doit aller vers une compréhension plus abstraite [Jean Réville 1903, p. 57]. Cependant, Jean Réville souligne fortement qu’il s’agit toujours d’un Dieu vivant [Jean Réville 1903, p. 58], même s’il n’est pas une personne. Quoi qu’en dise Ferdinand Buisson [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 35], il parait douteux que l’idéal du bien du vrai et du beau soit vivant au sens où Jean Réville entend ce mot.
 
24 - Charles Wagner considère lui aussi comme discutable la notion de Dieu personnel, expression absente de la Bible. Dieu, écrit-il, en accord avec Ferdinand Buisson, est infiniment plus qu’une personne (plus tard Paul Tillich écrira qu’il n’est pas infra mais supra personnel). Charles Wagner, néanmoins, se distingue aussi bien de Ferdinand Buisson que de Jean Réville par une défense de l’anthropomorphisme qu’il fonde sur une double argumentation. D’abord, dit-il, Jésus introduit une nouvelle compréhension et une nouvelle expérience de Dieu. En l’appelant Père, en faisant sentir sa proximité, Jésus, écrit-il, « a humanisé Dieu » [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 140] ; c’est le contraire d’un processus d’abstraction et de dépersonnalisation. Ensuite, il fait valoir que les hommes n’échappent pas à l’anthropomorphisme ; les plus grandes abstractions « portent notre empreinte ». Nous ne connaissons pas Dieu en lui-même, mais en nous [Ferdinand Buisson et Charles Wagner 1903, p. 141], par conséquent de manière toujours anthropomorphique.
 
25 - Si André Numa Bertrand n’aborde pas le problème de la personnalité de Dieu, on peut facilement déduire sa position de ce qu’il dit par ailleurs. Il regrette que le protestantisme libéral se soit manifesté surtout en réaction aux thèses orthodoxes, ce qui était inévitable mais a eu deux conséquences fâcheuses : d’abord, il est apparu comme un mouvement négateur et destructif, proche de la Libre Pensée antireligieuse ; ensuite, il s’est laissé enfermer dans les catégories de la pensée orthodoxe, en niant ce qu’elle affirme, au lieu de développer une conceptualité différente qui déplace les problèmes [André Numa Bertrand 1903, p. 65]. André Numa Bertrand donne l’exemple de la divinité du Christ [André Numa Bertrand 1903, p. 81-82, 139-140] ; en tant que définition de la nature ou de l’être du Christ, elle n’a pas de sens ; par contre, s’il s’agit de dire ce que représente le Christ pour nous, elle est juste, car c’est en lui que Dieu vient à nous et nous rencontre. Nous sommes très proches de l’argumentation de Rudolf Bultmann dans son célèbre article de 1951 : « La confession christologique du Conseil Œcuménique » [Rudolf Bultmann 1970, p. 637-654]. Si on transpose à la question de Dieu, affirmer sa personnalité est ontologiquement contestable, mais a existentiellement de la vérité.
 
26 - Notons que ce débat ne porte pas directement sur la nature même de l’être de Dieu ni sur la signification philosophique de la notion de personne. Il vise une religion qui donne une image très anthropomorphique de Dieu. On sait que, sous l’influence, entre autres, du Réveil, le protestantisme du dix-neuvième siècle parle beaucoup du « Dieu personnel ». Cette expression, précédemment plus rare, présente une ambiguïté : « personnel » qualifie-t-il l’être de Dieu ou le caractère individuel, intime, spécifique de la foi (qui ne relève pas de l’institutionnel, du conventionnel ou du collectif), ou encore la relation de type « je-tu » entre Dieu et l’homme ? Quoi qu’il en soit, à une conception anthropomorphique de Dieu, Ferdinand Buisson voudrait substituer l’exigence éthique et Jean Réville la conscience du Dieu vivant. Charles Wagner et André Numa Bertrand, tout en déclarant l’anthropomorphisme critiquable en tant que conception de l’être divin, le maintiennent, à condition qu’on le relativise et qu’on le comprenne comme une expression (mais non un objet) de foi.
 
 
27 - En lisant ces trois ouvrages, je me suis demandé si on pouvait les qualifier de « sources » du protestantisme libéral. Ne constituent-ils pas, à l’inverse, un aboutissement, l’aboutissement d’un siècle de réflexions et de débats et peut-être leur fin, puisque, après la guerre 14-18, les préoccupations, les intérêts et les discussions se déplacent et que commence, pour le protestantisme, une autre période où le libéralisme entre en déclin et passe au second plan ? C’est en partie exact. Il me semble cependant que, plus que Jean Réville, André Numa Bertrand et Charles Wagner sont porteurs d’avenirs. Jusqu’à sa mort, en 1946, André Numa Bertrand maintient dans le protestantisme français un libéralisme respecté, alors que la tendance est plutôt au mépris. Charles Wagner continue à être beaucoup lu ; ses livres nourrissent la spiritualité de nombreux lecteurs. Et surtout, ils annoncent, préfigurent la théologie existentielle et post existentielle. Avec Auguste Sabatier et Wilfred Monod, ils ont préparé ce que, un peu prétentieusement, j’appellerai le renouveau du protestantisme libéral français dans les années 1970-1980. Les influences dominantes dans ce renouveau, celles d'Albert Schweitzer, de Rudolf Bultmann, de Paul Tillich, de la théologie du Process, ne sont pas francophones, mais, à mon sens, nos auteurs ont aidé à les recevoir et à les acclimater. Ils font donc bien partie des sources.
 
André Gounelle,
Professeur émérite de la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier
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Bibliographie
 
Jean Réville, Le protestantisme libéral, ses origines, sa nature, sa mission, Fischbacher, Paris, 1903.
André-Numa Bertrand, La pensée religieuse au sein du protestantisme libéral, ses déficits actuels, son orientation prochaine, Fischbacher, Paris, 1903.
Ferdinand Buisson et Charles Wagner, Libre pensée et protestantisme libéral, Fischbacher, Paris, 1903.
Rudolf Bultmann, Foi et compréhension, Seuil, Paris, 1970.
Brian Albert Gerrish, Continuing the Reformation. Essays on Modern Religious Thought, The University of Chicago Press, Chicgo et Londres, 1993.
Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, Paris, 2010.
Paul Tillich, Substance catholique et principe protestant, Cerf, Labor et fides, Presses de l’Université de Laval, Paris, Genève, Québec, 1995.
 
Source : ThéoRèmes, 8 | 2016, mis en ligne le 16 juin 2016, André Gounelle, « 1903 : Trois présentations françaises du protestantisme libéral »
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