Foi et vérité

Publié le par la rédaction

Auguste Lemaître
Théologien
A propos de son ouvrage « Foi et vérité »
 
Auguste Lemaître était un modeste. Il ne se considérait pas comme un esprit original (p. 9), même s'il avait une intelligence d'une finesse et d'une pénétration peu communes. Il ne s'est jamais pris pour un grand penseur ou savant ayant « une autorité particulière », même s'il fut très respecté et très écouté de ses étudiants (y compris quand la mode « barthienne » les éloignait de ses thèses). Il ne s'est guère mis en avant, et injustement on l'a oublié, à tel point que l'Encyclopédie du Protestantisme, pourtant conçue en Suisse et publiée par l'éditeur qui fit paraître Foi et vérité, ne lui consacre même pas une notice. Heureusement La Cause a décidé de rééditer ce livre qui mérite d'être lu attentivement, et qui, un demi siècle après sa publication initiale, a toujours beaucoup à apporter. À la fois clairement écrit, très bien informé et solidement pensé, ce livre s'adresse à tous les croyants. Il ne s'agit pas d'un simple catéchisme pour adulte ni d'un traité technique pour théologiens, mais d'un véritable manuel de vie et de réflexion chrétiennes.
 
Auguste Lemaître n'aime pas les spéculations abstraites ni les constructions métaphysiques. Théologien de l'expérience et de la pratique, très engagé dans des activités paroissiales et sociales, il s'intéresse à la vie, et dénonce, à l'occasion « la subtilité des théologiens » qui compliquent « à plaisir » certaines questions (p. 43), qui développent des énoncés « oisifs », c'est à dire sans incidence pratique et qui se laissent aller à un « verbalisme stérile ». Le christianisme, écrit Auhuste Lemaître, dans des termes proches de ceux d'Albert Schweitzer (dont il partage l'éthique du respect de la vie), ne nous « assure pas une explication exhaustive de l'univers ... il est une religion éthique » (p.340). Mais, en même temps, il est essentiel, surtout dans une perspective résolument protestante, que la foi se pense et s'exprime de manière « intelligente et intelligible » (p. 13). Elle ne peut pas renoncer à la réflexion, à l'exercice de la pensée, à la recherche d'une sagesse. Foi et vérité n'entend pas développer des théories complexes, ardues destinées à des spécialistes, ni enseigner aux membres des églises ce qu'ils doivent croire et penser. Ce livre cherche plus à faire entrer dans une démarche qu'à développer une doctrine, plus à « communiquer ... un esprit » qu'à « proposer un système » (p. 9). C'est ce qui fait sa valeur : les systèmes vieillissent et passent ; l'esprit pousse toujours à chercher, à avancer, à progresser, à aller plus loin et plus profondément.
 
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L'esprit a cependant besoin d'une méthode, pour féconder et préciser ses intuitions. Cette méthode, Auguste Lemaître la décrit magistralement dans son Introduction. De cette introduction, dont on admirera la justesse et l'équilibre, découle le reste de l'ouvrage. Elle défend fermement la nécessité de la philosophie. La théologie ne peut pas l'ignorer, mais ne doit pas non plus se soumettre. Il n'y a pas, entre elles, subordination, mais corrélation. Auguste Lemaître affirme l'importance fondamentale de la Bible, sans tomber dans un biblicisme et un fondamentalisme qui étouffent la réflexion. La théologie n'est pas une analyse de textes bibliques, artificiellement unifiés, mais une analyse de l'expérience religieuse contemporaine nourrie par une lecture critique des textes. Auguste Lemaître pose le caractère décisif de la manifestation de Dieu en Jésus-Christ, sans nier que Dieu se révèle et agisse ailleurs. Il demande qu'on allie la tradition avec la liberté. Le respect du passé et l'accueil de l'héritage n'excluent pas changements ou innovations ; au contraire, elles les appellent. La fidélité aux Réformateurs (qui ne sont pas toujours conséquents avec leurs principes) n'exige pas qu'on les répète ; elle doit s'accompagner d'une liberté de jugement. Le protestantisme ne consiste pas à défendre des positions confessionnelles, mais à entretenir une « permanente insurrection ... contre toute tentative d'attribuer une autorité absolue à des institutions, à des textes, à des confessions de foi intangibles » (p. 10), ce qui correspond très exactement à ce que Paul Tillich appelle « le principe protestant ». Cette insurrection ne doit pas se transformer en agression, et, très pastoralement, Auguste Lemaître veut qu'on soit attentif à ceux qui restent attachés aux formulations classiques, qu'on évite de les choquer inutilement.
 
Après l'introduction, Foi et vérité comprend sept parties. Les trois premières portent sur Dieu et sur son action, les trois dernières sur la vie chrétienne. La quatrième partie, située significativement au milieu de l'ouvrage porte sur le Christ : la christologie n'occupe pas toute la place, mais elle est centrale. Ces sept parties proposent une théologie à la fois humble et exigeante. Humble, parce qu'elle connaît ses limites ; le théologien ne sait pas tout, et quand il cède à la « vanité » du savoir ; par exemple quand il essaie de définir la personne de Jésus-Christ (p. 215), il s'égare. Humble, aussi, parce qu'elle ne revendique pas une autorité contraignante ni se prétend définitive ; elle propose, n'impose pas, et se sait située dans un temps et un lieu précis et non pas universelle et intemporelle. Exigeante, à cause de son ampleur ; elle entend aborder l'ensemble des grands thèmes de la théologie chrétienne. Exigeante, également, parce qu'elle repose sur un immense travail de réflexion sur la Bible, de compréhension du monde moderne, de prise en compte de la philosophie et de la science contemporaines, et surtout d'élaboration intellectuelle. Malgré la profonde piété qui l'anime et qui fournit la clef de son œuvre, Auguste Lemaître ne se satisfait pas de formules pieuses ; il cherche toujours à comprendre et à penser.
 
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En ce qui concerne Dieu, nous ne pouvons pas analyser et décrire son être, mais indiquer ce qu'il est pour nous. Auguste Lemaître a le sens du mystère ; il sait que la réalité de Dieu nous dépasse et nous échappe. Mais il a également le sentiment très fort de la présence de Dieu. Dieu n'est pas inaccessible ni lointain ; il se manifeste à nous, aussi pouvons-nous et devons-nous parler de la manière dont il nous touche et dont nous l'expérimentons. La théologie ne traite pas de l'essence de Dieu, mais de ce qui est vécu dans la foi (p. 15). Les attributs de Dieu sont des qualifications religieuses, et non des propriétés ontologiques intrinsèques. Ici, on est proche de Rudolf Bultmann, mais peut-être encore plus de Wilhelm Herrmann qui fut le professeur d'Auguste Lemaître et de Rudolf Bultmann. Ainsi, la puissance de Dieu ne pose pas un déterminisme universel en dévoilant quelle est la cause des êtres et des événements ; elle exprime la confiance du fidèle que Dieu secourt et conduit (p. 85). Elle relève de la piété vécue, non d'une théorie sur le fonctionnement de l'univers et quand on la transforme en explication, on s'enferme dans des difficultés insurmontables. De même, l'éternité de Dieu exprime l'expérience de sa fidélité, et ne se rapporte nullement à une spéculation sur la temporalité et sa nature.
 
Il faut remarquer l'insistance d'Auguste Lemaître sur le caractère personnel (ou, plus exactement, interpersonnel) de notre rencontre avec Dieu. Le lien se noue, comme entre des personnes, dans une histoire, autrement dit dans « une suite d'expériences » (p. 70) en continuité les unes avec les autres. Le contact s'établit, comme entre personnes, par des paroles qui se servent du « langage que nous ont enseigné les hommes de la Bible » (p. 71). On peut parler, en ce sens, d'une théologie foncièrement personnaliste, pour qui Dieu n'est pas un objet de discours, mais le sujet, le Tu avec lequel notre vie entre en dialogue. Parler de Dieu consiste en un sens à raconter ou plus exactement à analyser l'histoire : l'histoire de son action dans le monde, dans la nature, dans l'humanité ; l'histoire de son action dans la conscience du fidèle.
 
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Fidèle à son insistance sur l'expérience religieuse, Auguste Lemaître commence sa quatrième partie par un chapitre sur l'autorité « que Jésus exerce sur notre conscience » (ce qui n'est pas sans analogie avec la démarche du théologien du Process John B. Cobb), autrement dit « l'impression faite par sa personne sur ses disciples » (p. 220, 227). Il est celui qui apporte pardon et guérison (non seulement des corps, mais aussi des âmes) ; celui en qui et par qui Dieu agit pour orienter et renouveler notre existence. Ce qui implique une relation particulière entre Dieu et Jésus dont rend compte l'expression « Fils unique de Dieu ». On peut parler en ce sens de la « divinité morale » de Jésus ; il ne s'agit pas de lui donner un statut ontologique particulier (celui de la déité) qui briserait sa solidarité avec l'humanité et qui viderait de son sens sa sainteté. Jésus est pleinement homme, mais il est « l'homme selon Dieu », un homme entièrement consacré, « le grand sanctifié » (p. 220, 223), qui diffère de nous en ce qu'il s'ouvre et se donne totalement à Dieu, et se sacrifie pour le service des humains. Sa divinité, c'est cette œuvre de salut et de réconciliation qu'il accomplit.
 
La tradition chrétienne a développé autour de Jésus-Christ toute une mythologie (préexistence, naissance virginale, expiation substitutive, etc.). Auguste Lemaître estime impossible de la prendre à la lettre. Un examen littéraire même rapide, en dehors de tout autre considération empêche, par exemple, de considérer comme historiques les récits de Noël. Il n'en demeure pas moins qu'ils répondent à des intentions qu'on peut approuver : ils essaient de souligner le caractère exceptionnel de Jésus, et, avec une certaine poésie, de lui rendre hommage. Il ne s'agit pas de les accepter ou de les rejeter en bloc mais de discerner à travers ce qui est dit (qui est fictif) ce qu'on a voulu dire (qui est vrai). Toutefois, Auguste Lemaître estime qu'à la différence du symbole, la mythologie ne constitue pas un langage nécessaire ou inévitable pour dire le mystère du Christ. Elle propose des « prolongements spéculatifs facultatifs » (p. 319) dont on peut parfaitement se passer. Ainsi, s'amorce une herméneutique (une interprétation) en profondeur des textes bibliques qui ne tombe pas dans des récupérations douteuses. Cette démarche n'est pas sans parenté avec celle de Rudolf Bultmann (« nous lui donnons largement raison » écrit Auguste Lemaître, p. 319, en assortissant cependant ce large accord de sérieuses réserves).
 
L'événement de Pâques reste mystérieux dans ses modalités. On ne peut pas l'expliquer, et pourtant il fonde la foi, car il exprime l'expérience de la présence vivante et active du Christ dans la vie des croyants et dans celle du monde.
 
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Trois notions caractérisent la vie chrétienne : le salut, l'Église et l'espérance. Elles font l'objet des trois dernières partie de Foi et vérité.
 
La salut est la source et le dynamisme de la vie croyante : aimé par Dieu, aimant grâce à l'œuvre de l'Esprit en lui, le fidèle se transforme (ce qu'indiquent bien les termes traditionnels de repentance et de conversion). Il y a ainsi un lien étroit entre la justification (l'acte par lequel Dieu nous agrée et entre avec nous en une relation positive) et la sanctification (l'éthique). Ce lien est constitutif du christianisme ; on trahit et travestit l'évangile quand on l'abandonne. Lorsque Dieu nous « adopte », il nous confère « l'énergie qui nous fait défaut » (p. 397). La foi est essentiellement confiance en Dieu, communion avec lui (et donc prière) et non croyance ou adhésion à des doctrines, même si elle comporte une connaissance limitée mais réelle de son objet (Auguste Lemaître disqualifie aussi bien l'agnosticisme d'un fidéisme excessif que le dogmatisme d'une orthodoxie intellectualiste). Elle est la réponse positive que donne le croyant à Dieu qui vient vers lui en Jésus et se rend présent par l'Esprit. Au passage, Auguste Lemaître se montre sévère sur le dogme trinitaire, « qui ne correspond à aucune expérience spécifique » (p. 337).
 
Avant d'être une institution, l'Église est annonce de l'évangile et communion des fidèles. Elle est « l'instrument de l'action du Ressuscité » (p.445), « servante du Royaume de Dieu » (p. 452) avec lequel elle ne s'identifie pas. Elle ne doit pas se poser en maîtresse, et régenter ses fidèles, comme elle l'a fait quand elle s'est voulue, ce qu'elle n'était pas primitivement, gardienne de l'orthodoxie, dispensatrice des sacrements, et ordre hiérarchique. De même, les sacrements sont des « instruments humains au service du Royaume » ; on se trompe tout autant quand on sacralise le baptême et la Cène que lorsqu'on les néglige et les méprise (ici Auguste Lemaître s'inscrit dans le droit fil du calvinisme, et se sépare du catholicisme, certes, mais aussi du luthéranisme).
 
On ne peut pas dire que les pages sur l'espérance, même si elles arrivent en dernier lieu, terminent la dogmatique d'Auguste Lemaître. Elles ne clôturent pas ni ne bouclent sa réflexion ; au contraire, elles l'ouvrent : vers l'au-delà de la personne et de l'histoire, vers la vie éternelle et le Royaume de Dieu. Que cette espérance, dans la Bible et dans la tradition chrétienne se formule de manière mythologique ne doit pas la faire juger illusoire. À travers des croyances parfois étranges et d'un autre âge, s'expriment à la fois une puissance intuition et une confiance qui va jusqu'au bout. Dieu qui nous a donné le passé et le présent nous donnera un avenir qui les dépasse, qu'on ne peut pas décrire exactement et scientifiquement, mais dont nous avons dans la foi une certaine perception que savent mieux traduire la poésie et la musique (p. 537) que les discours philosophiques ou théologiques.
 
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À l'époque où paraît Foi et vérité, dans les mouvements de jeunesse chrétiens les livres style « boites à question » connaissaient un grand succès. Ils ne sont pas tous dépourvus de valeur, mais tous ont tendance à fournir des réponses qui éliminent la question : elles proposent un savoir plus qu'elles incitent à la recherche. En les lisant, on a le sentiment que le chrétien suffisamment éduqué et formé ne s'interroge plus parce qu'il sait l'essentiel. La démarche d'Auguste Lemaître est toute différente : il essaie bien de répondre aux questions que se posent les gens (et qu'on aurait tort de mépriser), mais proposant des thèmes qui font réfléchir, donnent à penser, et mettent en route. À quoi il faut ajouter que si ce livre fait entrer dans une réflexion, il témoigne aussi de la piété, de la consécration, de la méditation existentielle de son auteur. On y découvre la pensée d'Auguste Lemaître, et on y sent la vie profonde de son âme. La théologie ne se dissocie pas, ici, de la spiritualité.
 
André Gounelle,
professeur émérite de la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier
Présentation de Foi et Vérité, réédition aux Éditions La Cause, 2004
 
Source : Éditions La Cause
 
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Biographie
 
Auguste Lemaître est un théologien protestant né à Carouge (Canton de Genève) le 14 octobre 1887 et décédé à Genève le 10 mars 1970. Il fait ses études à Genève et à Marbourg, obtient son baccalauréat en 1911, sa licence de théologie en 1924 et son doctorat en théologie en 1952. Vicaire de l’Église luthérienne à Paris de 1910 à 1911, il est consacré pasteur en 1911. Auguste Lemaître est alors pasteur en France entre 1911 et 1918, d'abord à Liévin dans Pas de Calais, ensuite dans le Gard, puis à Genève-Plainpalais de 1919 à 1932. Il est chargé de cours à la Faculté de théologie de Genève en 1924, professeur de théologie systématique de 1928 à 1960 et doyen de 1937 à 1944. Auguste Lemaître est modérateur de la Compagnie des pasteurs en 1934 et 1947, président du consistoire de 1947 à 1950 et de 1959 à 1960.
 
Auguste Lemaître représente la tradition théologique libérale romande, héritière d'Alexandre Vinet. Engagé dans les questions sociales depuis son expérience pastorale dans les régions ravagées par la Grande Guerre, il est le rédacteur du Messager social et milite dans la Croix-Bleue. Il dirige dès 1949 l'institut des ministères féminins de Genève. Il est fait Docteur honoris causa des facultés de théologie de Paris en 1930 et de Lausanne en 1936.

Œuvres
 
Foi et vérité : dogmatique protestante, Éditions Labor et Fides, Genève, 1954
 
Bibliographie
 
– Charles Chenevière, L'Église de Genève, 1909 - 1959, Éditions Labor et Fides, 1909, page 115
– Christian Liechti, Les papiers Auguste Lemaître, Éditions de la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, 1995
 
Source : Dictionnaire historique de la Suisse
 
Fond Auguste Lemaître
 
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