Sébastien Castellion, un réformateur érudit

Publié le par la rédaction

 
Sébastien Castellion
Un adversaire protestant de Jean Calvin
par André Gounelle
 
Conférence à l'Académie des Sciences et Lettres de Montpellier (2000)
 
Quand je dis à de non protestants que je suis pasteur, fréquemment ils me demandent : « êtes-vous luthérien ou calviniste ? ». A cette question, je réponds toujours que je suis réformé et non calviniste. Le courant réformé commence dans les années 1519 avec Ulrich Zwingli à Zurich, Œcolampade à Bâle, et le français itinérant Guillaume Farel. Si Jean Calvin, à partir de 1536, y joue un rôle très important, il n'est pas le seul qui y ait du poids et de l'influence. Le zurichois Heinrich Bullinger a un rayonnement égal, sinon supérieur au sien. Certaines thèses de Jean Calvin ont toujours rencontré des résistances, parfois fortes, chez les réformés : ainsi celle de la double prédestination. Même à Genève, Jean Calvin n'est pas aussi puissant qu'on le dit ; il n'arrive pas, par exemple, à faire prévaloir son opinion sur la fréquence de la célébration de la Cène. Les réformés, certes, reconnaissent et admirent Jean Calvin, se réfèrent à lui ; mais en même temps ils l'ont toujours discuté, critiqué, parfois durement attaqué. C'est pourquoi qualifier de « calvinistes » les réformés représente l'une de ces simplifications abusives dont fourmillent les manuels d'histoire.
 
Je vais ce soir vous présenter un protestant réformé qui s'est opposé à Jean Calvin. Il s'agit de Sébastien Castellion. Ma communication comportera quatre parties. La première retracera les grandes lignes de ce que l'on sait de la vie de Sébastien Castellion. La deuxième portera sur sa querelle avec Jean Calvin à la suite de l'exécution de Michel Servet. Dans une troisième partie, je parlerai de son œuvre, de ses travaux, et je terminerai par le regard que l'on a porté sur lui aux dix-neuvième et vingtième siècles.
 
1. ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

De l'enfance et de la jeunesse de Sébastien Castellion, on ignore pratiquement tout. Il naît en 1515 à Saint Martin du Fresne, près de Nantua, dans l'Ain. Le seul renseignement que l'on possède sur ses parents, des paysans, nous vient de trois lignes dans un de ses écrits ; je les cite : « Mon père eut cela de bon quoique dans une grande ignorance de la religion, qu'il avait par dessus tout l'horreur de deux choses : le vol et le mensonge et qu'il nous l'inspirait ». Cette mince indication suggère une famille honnête et sans instruction.
 
Lyon et Strasbourg (1535-1541)
 
Comment Sébastien Castellion a-t-il été amené à faire des études ? Nous ne le savons pas. En 1535, il se trouve à Lyon au collège de la Trinité, où il acquiert une connaissance approfondie du latin et du grec. Il fréquente un groupe de jeunes lettrés, et publie quelques vers latins et grecs dont il se montre assez fier (il l'avouera plus tard comme une faiblesse à la fois littéraire et morale). Pour des raisons et sous des influences dont il ne parle jamais, il se rallie aux « idées nouvelles » comme on disait alors pour désigner les thèses luthériennes et réformées. En 1540, à la suite, peut-être à cause de mesures de répression visant le protestantisme, il quitte Lyon et va à Strasbourg.
A son arrivée dans la capitale alsacienne, Sébastien Castellion loge quelque jours chez Jean Calvin, qui était alors le pasteur de la paroisse francophone de la ville. N'ayant qu'un tout petit traitement qui ne lui permettait pas de vivre décemment, Jean Calvin louait des chambres, de préférence à des étudiants. Faute de place, Sébastien Castellion ne reste qu'une petite semaine chez le Réformateur, mais il continue à fréquenter sa maison et noue des liens très amicaux avec les pensionnaires qui y logeaient. Sébastien Castellion en soigne même certains avec beaucoup de dévouement et de courage au cours d'une épidémie de peste qui atteint la ville à un moment où Jean Calvin lui-même se trouvait en Allemagne, à Ratisbonne, pour des négociations avec les luthériens et les catholiques, et Jean Calvin l'en remerciera beaucoup. Quelles étaient les occupations et les ressources de Sébastien Castellion à Strasbourg ? La documentation dont nous disposons ne permet pas de répondre à ces questions.
 
Genève
 
En septembre 1541, Jean Calvin retourne à Genève d'où il était parti en 1538 à la suite de conflits avec les conseils de la ville. Parmi les tâches qui lui incombent, il y a celle d'organiser l'enseignement. Pour diriger le collège de la ville, après le refus de maîtres réputés, Jean Calvin fait appel à Sébastien Castellion dont il a apprécié à Strasbourg à la fois la piété, le dévouement et le savoir. Sébastien Castellion, à 26 ans, devient régent à titre d'abord intérimaire, puis définitif. Il se met à la tâche avec ardeur, et rédige des manuels de lecture qui mettent en vers latins et transposent en français des scènes bibliques. Si Jean Calvin apprécie les qualités pédagogiques de Sébastien Castellion, par contre très vite deux querelles théologiques les opposent.
La première concerne le Cantique des cantiques. Que l'on trouve dans la Bible un poème érotique (lascif, écrit Jean Calvin) choque tout autant Sébastien Castellion que Jean Calvin, mais ils en tirent des conclusions opposées. Dans la ligne de la tradition exégétique du Moyen Age, Jean Calvin, pourtant en général plutôt hostile à ce type d'interprétation, en propose une lecture allégorique. Les deux amants du poème seraient Dieu et l'âme croyante, ou le Christ et l'Église. Sébastien Castellion juge insoutenable, indéfendable, contraire à la méthode humaniste cette lecture. Le Cantique des cantiques est pour lui un poème charnel qu'on a introduit par erreur dans la Bible ; il faut, pense-t-il, l'en enlever, le rendre à la littérature profane.
Le deuxième dissentiment concerne le symbole dit des apôtres ou Credo. Le débat porte sur la descente de Jésus aux enfers entre sa mort et sa Résurrection. Jean Calvin voit dans le « il est descendu aux enfers » une expression métaphorique qui signifie que Jésus est allé jusqu'au bout ou jusqu'au fond de la souffrance, qu'il a connu la pire des douleurs qu'on puisse éprouver. Sébastien Castellion déclare qu'il s'agit là d'une spiritualisation historiquement inexacte. Les rédacteurs inconnus du symbole ont voulu dire que Jésus a pénétré et séjourné entre le vendredi saint et Pâques dans le séjour des morts, cet espace en général localisé sous la terre.
Ces deux querelles apparaissent subalternes et sans grande portée existentielle ni doctrinale. Néanmoins, elles enveniment les relations entre les deux hommes. Quand Sébastien Castellion, à qui son salaire de régent ne suffit pas pour vivre, d'autant plus qu'il s'est marié et a des enfants, demande, en 1544, à être reçu comme pasteur (il prêchait régulièrement dans une banlieue de Genève), la compagnie des pasteurs réunie sous la présidence de Jean Calvin, le lui refuse à cause de ses opinions sur ces deux points, tout en reconnaissant qu'ils n'ont pas une importance capitale.
 
Bâle
 
La situation de Sébastien Castellion devient difficile. Il manque d'argent. Il sait qu'on le surveille, qu'on n'a pas confiance en lui. A la suite d'un échange assez vif avec Jean Calvin dans une réunion de prédicateurs, il décide d'aller s'installer à Bâle, la ville des humanistes. Il y arrive en 1545.
Il y gagne misérablement sa vie par des travaux manuels (porteur d'eau, scieur), et comme correcteur d'imprimerie. Il n'a pas assez d'argent pour se chauffer, et nourrir convenablement les siens. Ce qui ne l'empêche pas de travailler intensément. Il entreprend et mène à bien une traduction française originale de l'ensemble de la Bible (cette publication n'arrange pas ses relations avec Genève qui patronne et préconise la traduction d'Olivétan, un cousin de Jean Calvin). En 1553, il est nommé professeur de grec à l'Université, ce qui lui donne, enfin, une relative aisance. Il s'y heurte constamment à l'hostilité des calvinistes qui, à tout propos, sur la prédestination, sur ses traductions ou commentaires de la Bible lui créent des ennuis, mais ses collègues de Bâle le soutiennent et le défendent efficacement, tandis que Philippe Mélanchthon, le successeur de Martin Luther, l'assure de son amitié et de son estime. Il meurt à l'âge de 48 ans, le 29 décembre 1563, cinq mois avant Jean Calvin.
 
Sébastien Castellion incarne une figure assez typique de la Renaissance, celle de l'érudit, infatigable travailleur, grand disputeur, et démuni de ressources (dans ses Essais Michel de Montaigne fait une allusion à Sébastien Castellion que, comme un autre savant, on a laissé mourir de faim). Toutefois, Sébastien Castellion sort du lot par sa grande querelle avec Jean Calvin et aussi par l'originalité de sa pensée.
 
2. LA POLEMIQUE A PROPOS DE MICHEL SERVET
 
J'en arrive à ma deuxième partie. A côté des deux querelles un peu secondaires que je viens de mentionner, Sébastien Castellion, alors qu'il vit à Bâle, mène contre Jean Calvin une polémique de grande envergure, à la suite de l'exécution de Michel Servet. C'est cette polémique qui l'a rendu célèbre et lui vaut jusqu'à aujourd'hui des lecteurs et des admirateurs.

Michel Servet
 
Je rappelle de quoi il s'agit. Michel Servet, médecin espagnol, publie en 1531, à Haguenau, un petit livre d'environ 120 pages intitulé De Trinitatis erroribus qui attaque violemment la doctrine trinitaire. On trouve un exemplaire de l'édition princeps (quatre ou cinq seulement ont été conservés) à la bibliothèque de la Faculté de Théologie protestante de Montpellier. Au seizième siècle, les antitrinitaires passent pour de dangereux et odieux blasphémateurs. Ni les catholiques, ni les réformés, ni les luthériens n'ont pour eux la moindre indulgence. Partout en Europe, à l'exception de la Pologne et de la Transsylvanie, ils sont pourchassés, arrêtés, condamnés, exécutés. Michel Servet se cache sous un nom d'emprunt, et exerce la médecine à Vienne, dans la vallée du Rhône. En même temps, en secret, il rédige un ouvrage intitulé Christianismi Restitutio, par quoi il faut entendre le retour au christianisme originel, celui de Jésus et des disciples, antérieur aux formulations trinitaires et christologiques des grands conciles des quatrième et cinquième siècles.
En 1553, Michel Servet fait imprimer clandestinement son livre et en envoie un exemplaire à Jean Calvin, qu'il espérait sans doute convaincre. Un proche de Jean Calvin le communique depuis Genève à l'un de ses cousins catholiques habitant Lyon, qui le remet à l'inquisition (accompagné de lettres que Michel Servet avait adressées à Jean Calvin et qui permettent de le localiser et de l'identifier). Cette transmission s'est elle faite à l'insu, sur les instructions, avec l'accord, ou avec la complicité passive du Réformateur ? On n'en sait rien, mais cet épisode alimente un soupçon qui pèse lourdement sur la mémoire de Jean Calvin. L'inquisition fait arrêter Michel Servet, qui parvient à s'échapper, et qui va à Genève, où il se rend au culte. Il est immédiatement reconnu et arrêté, passant ainsi, en quelques semaines, des geôles catholiques aux protestantes. On s'interroge sur les motifs de Michel Servet. Pensait-il que Jean Calvin l'accueillerait ? Ou bien avait-il l'intention de s'allier aux adversaires genevois de Jean Calvin pour supplanter le Réformateur ? On l'en a accusé, mais sans preuves solides, et probablement pour excuser à posteriori sa condamnation.

L'exécution
 
Michel Servet est rapidement jugé et condamné. Ce n'est pas Jean Calvin, mais le Conseil de Genève qui prononce la sentence. Il n'en demeure pas moins hautement probable que si le Réformateur s'y était opposé ou avait conseillé un bannissement, il aurait été suivi. Michel Servet, condamné, demande à avoir un entretien en tête à tête avec Jean Calvin qui accepte. D'après Jean Calvin, qui a raconté cette scène avec une froideur féroce, Michel Servet « voulait lui crier merci », et le réformateur lui répond par un cours de théologie, comme s'il argumentait dans un salle de classe. Michel Servet est brûlé vif sur le plateau de Champel, aux portes de Genève, le 27 octobre 1553. Devant le bûcher, Michel Servet prie : « Jésus, Fils du Dieu éternel, ai pitié de moi ». D'après l'un des récits de l'exécution (ils ne concordent pas tous), Guillaume Farel, censé l'assister, lui dit : « au lieu de "Fils du Dieu éternel", tu dois dire "Fils éternel de Dieu" ». S'il avait prononcé cette deuxième formule, commente Théodore de Bèze, il n'aurait pas été exécuté. Il y a certes une différence théologique considérable entre les deux énoncés, mais quand on voit où conduisent parfois les querelles théologiques, on en éprouve de la honte.
La condamnation de Michel Servet inquiète, trouble, agite l'opinion protestante qui a de la peine à l'admettre. Avant l'exécution, le Conseil de Genève consulte les grandes cités réformées pour avoir leur avis, tandis que Jean Calvin publie en 1554 un livre terrible qui légitime la mise à mort des hérétiques.

La réaction de Sébastien Castellion
 
C'est alors que Sébastiien Castellion entre en scène. L'exécution de Michel Servet l'indigne, le révolte ; elle lui paraît criminelle, et contraire aux principes défendus, proclamés par la Réforme. Comment peut-on à la fois reprocher aux catholiques de persécuter les réformés, et se faire soi-même persécuteur ? Le persécuteur, quel qu'il soit, est toujours coupable d'inhumanité ; le persécuteur protestant est doublement coupable, car il se contredit lui-même ; il nie la cause et les principes qu'il prétend représenter.
Sébastien Castellion publie, un mois après le traité de Jean Calvin, une anthologie de textes de Pères de l'Église et d'auteurs du seizième siècle (dont Jean Calvin lui-même) qui réprouvent des exécutions pour cause d'hérésie. Les textes sont encadrés d'une préface et d'une postface rédigées sous des pseudonymes par Sébastien Castellion. Ce livre, dont il identifie vite l'auteur, met Jean Calvin en fureur, et Théodore de Bèze y répond par une apologie qui reprend l'argumentation de Jean Calvin.
Sébastien Castellion riposte en écrivant un deuxième ouvrage Contre le libelle de Calvin. Mais la censure n'en autorise pas la publication, et il ne paraîtra qu'en 1612. Dans ce texte admirable, se trouve la phrase fameuse : « Tuer un homme,ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme ». S'adressant à Jean Calvin, Sébastien Castellion l'apostrophe : « Nous diras-tu, à la fin, si c'est le Christ qui t'a enseigné à brûler des hommes ? ». Sébastien Castellion ne préconise cependant pas une tolérance sans limites. Il s'en prend à ces athées que sont à ses yeux François Rabelais et Étienne Dolet ; il estime qu'ils n'ont pas leur place dans une cité chrétienne ; mais qu'on ne le tue pas, qu'on se contente de les expulser.
Ce traité a la forme d'un dialogue entre Jean Calvin et un interlocuteur fictif. Sébastien Castellion ne met dans la bouche du Réformateur que des phrases qu'il a écrites dans ses divers ouvrages, et les citations sont rigoureusement exactes. L'interlocuteur fictif, celui qui exprime et défend son point de vue, Sébastien Castellion le nomme Vaticanus. Étrange. Veut-il dire que finalement Rome se montre plus ouvert et tolérant que Genève ? Mais Sébastien Castellion sait bien que l'inquisition, après la fuite de Michel Servet de la prison de Vienne, l'a condamné au bûcher. A t-il choisi Vaticanus, comme on l'a supposé, parce que c'est presque, à deux lettres près, l'anagramme de Calvinus ? Il me semble plus vraisemblable que ce nom veut simplement brouiller les pistes.
La controverse s'arrête, Sébastien Castellion n'ayant plus la possibilité de s'exprimer. Il rédige en 1555 une dernière réponse à Jean Calvin, dont on a découvert le manuscrit en 1938, et qu'on a publié en 1971. De son côté, chaque fois que par la suite Jean Calvin mentionne Sébastien Castellion, il le qualifie de Satan.
On a dit que dans l'affaire Michel Servet, Sébastien Castellion avait sauvé l'honneur de la Réforme. Je n'en sais rien, car la tache demeure, indélébile. Sébasien Castellion a, en tout cas, montré que la conduite de Jean Calvin ne faisait pas l'unanimité parmi les réformés.
 
3. LES TRAVAUX DE SÉBASTIEN CASTELLION
 
Il me faut maintenant présenter rapidement, ce sera ma troisième partie, les travaux de Sébastien Castellion. Il a beaucoup écrit, mais tout n'a pas été publié. On peut répartir ses œuvres en cinq catégories.
- Premièrement des manuels scolaires, en particulier des livres de lecture pour apprendre le français et le latin, dont certains sont restés en usage en Allemagne, jusqu'au dix-huitième siècle (la dernière édition, parue à Francfort, date de 1767). Sébastien Castellion écrit surtout des dialogues (137 en tout, publiés entre 1542 et 1547), probablement pour faire jouer aux enfants des petits saynètes. La plupart reprennent, et transposent en latin ou en français des histoires bibliques. Le dialogue constitue une intéressante innovation pédagogique, que Sébastien Castellion n'a pas inventée, mais qu'il a utilisée systématiquement et intelligemment pour un enseignement agréable et vivant.
- Deuxièmement, Sébastien Castellion édite, selon les méthodes et les principes de l'humanisme, quantité de classiques grecs : Xénophon, Hérodote, Diodore de Sicile, Homère. Ces éditions, honorables, seront vite surclassées par celles éditées par Robert Estienne.
- Troisièmement, Sébastien Castellion fait de nombreuses traductions, dont l'une d'Homère, et surtout je m'y arrête un peu plus longuement, de la Bible. A partir de l'hébreu et du grec, il en établit une version latine, publiée en 1551, puis une version française éditée en 1555. Si personne ne met en cause sa connaissance et sa maîtrise des langues, par contre on conteste ses choix de traducteurs. Par exemple, il rend le grec aggelos (ange) par le latin genius (génie) ; il rend baptisma (baptême) par lotio (lavage), et ekklesia, église (le mot veut dire en grec assemblée) par respublica, (république) (les critiques l'amèneront à corriger par la suite). En français, il essaie de rendre la Bible dans la langue courante, banale, vulgaire, pas en style noble. Il veut s'adresser aux ignorants, et non aux gens de lettres. Aussi use-t-il, je cite « d'un langage commun et simple, le plus entendible qu'il a été possible ». Ainsi, quand il rencontre le « en vérité en vérité je vous le dis » qui introduit certaines paroles de Jésus, il le rend par « je vous l'assure ». Ce ne sont pas les foules, mais des « tas de gens » qui entourent Jésus. L'odorat devient « flairement », l'holocauste « brûlage » ou « flammage ». Il forge des mots comme « enfantons » (petits enfants), « songemalice » (pour « ingénieux au mal »), « arrière femme » pour deuxième épouse ou concubine, « gringoter » pour psalmodier ; « raclée de pluie » pour tempête, et « plouvine » pour averse. Les traducteurs actuels de la Bible jugent très intéressante cette tentative de traduction populaire. A l'époque elle a choqué ; on ne la trouvait pas convenable ; on l'accusait de ne pas respecter la majesté de la Bible. Henri Estienne, le fils de Robert, lui adresse le reproche suivant : « au lieu de chercher les plus graves mots et manières de parler, il s'est étudié à parler le jargon des gueux ».
- Quatrième catégorie d'écrits : ceux qui défendent la tolérance et plaident  pour la paix religieuse. Aux écrits que j'ai cités à propos de l'affaire Michel Servet, il faut ajouter le Conseil à la France désolée, dont il est presque, mais pas absolument certain qu'il soit l'auteur. Ce livre, qui a été condamné par le Synode National des Églises Réformés à Lyon en 1563, réprouve tout autant les huguenots que les catholiques qui lèvent des troupes et prennent les armes pour défendre leur religion, en oubliant qu'elle enseigne l'amour et le respect des autres.
- Enfin, dans le domaine proprement théologique, Sébastien Castellion a écrit une œuvre d'une étonnante modernité, De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir, qui comprend deux parties. La première, une sorte de discours de la méthode, porte sur l'explication et l'interprétation de textes bibliques. Bien avant Louis Cappel, Baruch Spinoza et Richard Simon, qui, d'ailleurs, le cite avec estime, Sébastien Castellion y pose les bases d'une lecture rigoureuse des textes. J'indique quelques thèmes : « éclairer le texte par le contexte », ce qui nous semble évident, mais ne l'était pas au seizième siècle ; les mots sont au service du sens, mais ne l'asservissent pas ; distinguer l'esprit et la lettre, autrement dit le message et sa formulation ; se méfier des citations erronées ; « qu'est-ce qu'une bonne traduction ? ». La deuxième partie porte sur la justification et la Cène, et exprime des orientations parfois plus proches de celles du protestantisme contemporain que des positions défendues au seizième siècle. Ce livre mériterait d'être plus connu. S'il comporte des faiblesses (par exemple la reprise de la doctrine des trois âges de Joachim de Flore), il fait partie à mon sens des grandes œuvres de l'histoire de la théologie protestante, et il devrait y être un classique à côté des œuvres de Jean Calvin et de Martin Luther. Or, il y est pratiquement ignoré, comme sont méconnus, toutefois un peu moins, les écrits d'Ulrich Zwingli. On constate que les œuvres qui demeurent, qui traversent les siècles le doivent certes à leur valeur, mais tout autant aux courants qui les ont véhiculées, transmises, et ont constamment attiré l'attention sur elles. Or Sébastien Castellion, rapidement isolé et marginalisé au seizième siècle, en décalage avec son temps parce que très en avance, n'a pas bénéficié d'un tel support.
 
4. L'HISTORIOGRAPHIE
 
Cette remarque m'amène à ma quatrième et dernière partie qui va s'intéresser au regard qu'on a porté sur Sébastien Castellion dans les deux derniers siècles. Comment l'a-t-on présenté et qu'a-t-on dit de son œuvre et de son combat ? Je ne prétends pas être complet et je me contente de brèves indications.
 
Études et éditions
 
De manière massive, l'historiographie a privilégié le plaidoyer pour la tolérance et le conflit avec Jean Calvin à propos de l'exécution de Michel Servet. A quelques rares exceptions près, elle a négligé les autres aspects de l'œuvre de Sébastien Castellion. Pierre Bayle donne le ton dans un long article de son célèbre Dictionnaire ; cet article alimente de nombreuses références à Sébastien Castellion tout au long du dix-neuvième siècle, qui sont des allusions, plutôt que de véritables études.
L'année 1898 marque une date importante dans les travaux sur Sébastien Castellion. Ferdinand Buisson publie chez Hachette la thèse qu'il a soutenue l'année précédente en Sorbonne. Cette thèse, écrite dans une très belle langue, avec une méthode rigoureuse, joint érudition et intelligence. Ferdinabd Buisson, qui recevra le prix Nobel de la Paix en 1927, a un parcours remarquable. Après quelques déboires ecclésiastiques (il essaie en vain de réformer en un sens libéral l'église protestante de Neuchâtel), il entre dans l'éducation nationale, il collabore étroitement avec Jules Ferry à la création de l'enseignement primaire laïc, qu'il dirige avec beaucoup de compétence et une grande autorité avant de se lancer dans une carrière politique. De protestant libéral, il devient petit à petit un libre penseur spiritualiste. Il milite activement dans l'affaire Dreyfus pour une révision du procès. Sébastien Castellion l'intéresse à plusieurs titres : à cause de son combat pour la tolérance, mais aussi en raison de son œuvre pédagogique à laquelle sa thèse de doctorat donne beaucoup d'importance, et dont elle montre l'intérêt. Une reproduction photographique de la thèse de Ferdinand Buisson paraît en1966.
En 1914, le pasteur Étienne Giran, qui, pour avoir sauvé des juifs, devait mourir avec son fils en 1944 à Buchenwald, publie un livre qu'il présente comme un complément à celui de Ferdinand Buisson ; complément, d'une part, parce qu'il a pu consulter des textes auxquels Ferdinand Buisson n'avait pas eu accès ; et, d'autre part, parce qu'il insiste plus que ne l'avait fait Ferdinand Buisson sur la pensée proprement religieuse et théologique de Sébastien Castellion, sur sa compréhension du message évangélique et sa conception de la vie chrétienne. En 1936, Stefan Zweig sous le titre Castellion contre Calvin ou conscience contre violence publie un livre (traduction française en 1946) émouvant et courageux (car en arrière-fond il s'enprend au nazisme), mais qui n'ajoute rien à la connaissance historique que l'on en avait. Stefan Zweig, reprenant un thème qui lui est cher, entend montrer que les vaincus du présent deviennent dans la longue durée les véritables triomphateurs de l'histoire. Sébastien Castellion, en son temps réduit au silence, l'emporte à nos yeux sur son vainqueur du moment Jean Calvin. Dans les années 50 paraissent quelques articles de seizièmistes dans des revues ultra-spécialisées, cinq ou six en tout. En 1963 un érudit montpelliérain que certains d'entre vous ont connu, Charles Delormeau publie un livre sur Sébastien Castellion. Malgré l'amitié que j'avais pour lui, je dois dire qu'il s'agit d'une médiocre compilation des ouvrages de Ferdinand Buisson et d'Étienne Giran.
Les éditions ont été longues à venir. Je m'en tiens à l'essentiel. J'ai signalé que le traité Contre le Libelle de Calvin est publié seulement en 1612, au Pays-Bas par les Remonstrants, des réformés opposés à la double prédestination et en lutte contre les calvinistes. Il n'a été traduit en français qu'en 1998. La bibliothèque des Remonstrants de Rotterdam conserve le manuscrit d'une œuvre de Sébastien Castellion, dont j'ai déjà dit que je la considérais comme majeure, De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir. Elle a été publiée pour la première fois en 1937, à Rome dans une édition pour spécialistes qui contient des écrits de marginaux du seizième siècle. Ni Ferdinand Buisson ni Étienne Giran ne l'ont connue. Une traduction française paraît en 1953, et un de mes amis, le pasteur Philippe Vassaux la réédite en 1996. En 1967, Droz publie le Conseil à la France désolée, de 1562, qui condamne les guerres de religion, et développe le thème suivant : on a le droit d'avoir des doctrines différentes, voire opposées ; les désaccords doctrinaux ne dispensent pas du commandement d'amour mutuel et ne justifient pas qu'on se massacre.
Sébastien Castellion et le protestantisme libéral
 
A quelques exception près, ces études et ces traductions proviennent de gens qui se situent dans la mouvance du protestantisme libéral. Le protestantisme libéral plaide pour une ouverture du christianisme à la modernité, pour une reprise, une actualisation et une révision des doctrines classiques du protestantisme. Selon le mot d'un de ses meilleurs représentants au début du dixneuvième siècle, Friedrich Schleiermacher, pour lui la Réforme continue. Sans cesse, il faut que les chrétiens se corrigent, s'adaptent, évoluent. Ecclesia semper reformanda, l'Église doit toujours se réformer dans ses croyances et ses pratiques. Les protestants libéraux se heurtent, entre autres, au néo calvinisme, très dogmatique, qui développe ce que l'on pourrait appeler un intégrisme réformé à tendance sectaire, et aussi à l'école de Karl Barth qui, après la première guerre mondiale, préconise un retour à la théologie de la Réforme.
Les protestants libéraux trouvent en Sébastien Castellion un ancêtre selon leur cœur, ils voient en lui un protestant exemplaire. Ils le mettent en contraste de manière polémique avec Jean Calvin. Ainsi, Étienne Giran oppose les deux réformes : la réforme luthéro-calviniste, étroite, dogmatique, intransigeante et bornée, et la réforme libérale, ouverte, généreuse et tolérante dont Sébastien Castellion est la figure de proue. Étienne Giran plaide ardemment pour que le protestantisme moderne élimine les rigidités doctrinales, et fasse triompher le courant libéral au lieu de se crisper sur les vieux systèmes théologiques du seizième siècle.
Les libéraux plaident pour la pluralité doctrinale au sein d'une même Église, et du coup ils ne voient pas seulement dans l'affaire Michel Servet un accident déplorable et criminel. Pour eux, elle soulève une question de principe. Cette affaire a toujours beaucoup embarrassé les protestants, et déjà Voltaire se sert de Sébastien Castellion pour dénoncer l'intolérance de Jean Calvin et des genevois. Plusieurs monuments, que Valentine Zuber a étudiés dans une récente thèse de doctorat, commémorent Michel Servet. Certains ont été érigés par des anticléricaux pour rappeler l'intolérance des religieux. Ainsi à Dijon une municipalité radicale a donné le nom de Michel Servet à la rue qui longe le temple réformé (et le nom de Voltaire au boulevard où se trouvait le grand séminaire aujourd'hui fermé). Parmi ces monuments commémoratifs, le plus connu est une stèle élevée par des protestants en 1903 à Champel, à l'endroit précis du supplice de Michel Servet. Cettes tèle porte l'inscription suivante : « Fils respectueux et reconnaissants de Jean Calvin, notre grand réformateur, mais condamnant une erreur qui fut celle de son siècle, et fermement attachés à la liberté de conscience selon les vrais principes de la Réformation, nous avons élevé ce monument expiatoire ». Dans cette inscription, les protestants libéraux, qui n'ont pas toujours beaucoup de respect ni de reconnaissance envers Jean Calvin, même s'ils admirent la vigueur de sa pensée, contestent plus particulièrement les mots « une erreur qui fut celle de son siècle ». Mauvaise et pitoyable excuse, disent-ils. Regardez Sébastien Castellion ce contemporain de Jean Calvin, à l'esprit généreux et ouvert. Et à Sébastien Castellion on pourrait associer tous les catholiques et protestants que cite Joseph Lecler dans son Histoire de la tolérance, on pourrait ajouter Ferencz Davidis, dont je vous ai parlé l'année dernière. Ferdinand Buisson va plus loin. Dans sa thèse, il analyse de près, les unes après les autres, chacune des réponses des villes et principautés réformées interrogées par le Conseil de Genève sur la légitimité de la condamnation de Michel Servet. Il souligne les réserves, les réticences, les gènes qui s'y expriment. Plus qu'une approbation massive, elles sont une concession consentie à contre-cœur, qu'on n'a pas pu ou osé refuser pour des raisons diplomatiques. Les réponses des villes protestantes s'accordent pour condamner les opinions de Michel Servet, mais ne se prononcent guère sur le châtiment à lui infliger. Non, ce n'est pas l'erreur d'un siècle, il y avait des partisans et des artisans de la tolérance au seizième siècle. Quelles que soient par ailleurs l'impressionnante grandeur, et les immenses qualités de Jean Calvin, rien ne vient excuser sa faute ni atténuer son crime. Au contraire, son intelligence, sa science et sa piété auraient dû, plus que tout autre, l'en préserver et constituent des circonstances aggravantes. Je me souviens de la consternation de Jean Cadier devant cette argumentation dont il reconnaissait, avec son honnêteté foncière, la justesse, mais qui lui faisait mal, tant il aimait et admirait Jean Calvin.
 
CONCLUSION
 
Cette historiographie, qui pose la question de notre rapport avec le passé, montre que l'intérêt pour Sébastien Castellion resurgit à des moments critiques : la révocation de l'édit de Nantes, l'affaire Dreyfus, la montée du nazisme, la persécution des juifs. Cette référence qui revient en des circonstances critiques et dramatiques fait honneur à Sébastien Castellion. Il n'en demeure pas moins que du coup sa figure a été captée par la polémique, une polémique noble, certes, et qu'on a, par contre, trop négligé ses travaux érudits, et surtout la pensée théologique qu'il expose dans De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir. J'espère que dans les années à venir on étudiera cet aspect de son œuvre, et c'est sur ce souhait que je termine cette communication.
 
André Gounelle,
Professeur émérite de la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier
 
Source : Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, séance du 10/12/2000, Conférence N° 3715
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Bibliographie
 
De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir, Jeheber, 1953, réédition La Cause, 1996.
 
Conseil à la France désolée (1562), Genève, Droz, 1967.
 
De l'impunité des hérétiques, Droz 1971.
 
Contre le libelle de Calvin après la mort de Michel Servet (1554), Genève, Éditions Zoé, 1998.
 
La Bible, nouvellement translatée par Sébastien Castellion (1555), Bayard, 2005.
 
La Genèse (1555) éditée, introduite et annotée par Jacques Chaurand, Nicole Gueunier, Carine Skupien-Dekens, avec la collaboration de Max Engammare, Droz, 2003.
 
Les livres de Salomon (1555) édités, introduits et annotés par Nicole Gueunier et Max Engammare, Droz, 2008.
 
Traité des Hérétiques (1554), Éditions Ampelos, 2009
 
Études sur Sébastien Castellion :
 
Castellioniana. Quatre études sur Sébastien Castellion et l'idée de la tolérance. Brill, 1951
 
Sébastien Castellion : des Écritures à l’écriture, Garnier, 2013, études réunies par Marie-Christine Gomez-Géraud, Garnier, 2013.
 
Étienne Barilier, « Spinoza, lecteur de Castellion », in Revue de Théologie et de Philosophie, 2000, n° 132, p. 151-162.
 
Bruno Becker (ed.) Autour de Michel Servet et de Sébastien Castellion, H.D.Tjeenk Wilink & Zoon, Haarlem, 1953 (22898)
 
Guy Bedouelle, « Castellion et sa bible en français courant », Cahiers Évangile Supplément, décembre 2008, 146.
 
Ferdinand Buisson, Sébastien Castellion. Sa vie et son œuvre (1892), Genève Droz, 2010.
 
Charles Delormeau, Sébastien Castellion, apôtre de la tolérance et de la liberté de conscience, Neuchâtel, Messeillier, 1964.
 
Étienne Giran, Sébastien Castellion et la Réforme calviniste. Les deux Réformes, Boissevain et Hachette, 1914.
 
Hans R. Guggisberg, « Haïr ou instruire les hérétiques ? La notion d’hérétique chez Sébastien Castellion et sa situation dans l’exil bâlois », in La liberté de conscience (XVI-XVIIème siècle, Genève, Librairie Droz, 1991.
 
Jean-Claude Marcolin, « L’idée de tolérance et ses limites d’après Sébastien Castellion », in Paix des armes, paix des âmes, Imprimerie Nationale Éditions, 2000.
 
Jacques Roubaud, « Traduire pour les idiots : Sébastien Castellion et la Bible », Revue de Sciences Religieuses, 2001/3 ; repris dans La Bible, nouvellement translatée par Sébastien Castellion (1555), Bayard, 2005.
 
Vincent Schmid, Michel Servet. Du bûcher à la liberté de conscience, Les éditions de Paris Max Chaleil, 2008.
 
Carine Skupien-Dekens, Traduire pour le peuple de Dieu. La syntaxe française dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion, Bâle, 1555 . Genève, Droz, 2009.
 
Stefan Zweig, Conscience contre violence ou Castellion contre Calvin (1936), Le Castor Astral, 2004.
 
François Berriot, « Un procès d’athéisme à Genève : L’affaire Gruet (1547-1550) », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1979/4.
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