La conception de l'hérésie par Sébastien Castellion

Publié le par la rédaction

« En quoi la liberté religieuse, chez Sébastien Castellion (1515-1563), définie comme une possibilité à l’hérésie offre-t-elle des perspectives à une religion non dogmatique ? »
 
Conférence proposée par Philippe Fromont, Pasteur de l’Église Protestante Unie d’Alès, lors de la journée des cercles « Évangile & Liberté » à Barbentane (EPU d'Avignon) du 20 août 2013.
 
AVERTISSEMENT : Le texte qui suit a été rédigé dans l’unique perspective de la conférence que nous avons donnée dans le cadre des journées Évangile & Liberté à Barbentane. Ces pages ne répondent donc pas aux critères habituellement attendus d’un texte destiné à la publication. Ce texte peut-être utilisé par des groupes de réflexion ou publié en tout ou partie sur internet ou sur papier à la seule condition de rappeler son intention première : servir de base à une conférence et non à une publication. Son auteur vous en remercie vivement.
 
Plan
1. La conception de l’hérésie par Sébastien Castellion.
1.1. L’impossibilité de définir théologiquement l’hérésie.
1.2. L’hérésie ne concerne pas une matière de doctrine théologique.
1.3. L’hérésie bénéficie du même statut que l’erreur.
 
2. Sébastien Castellion pose comme postulat la relativité de la vérité théologique.
2.1. La vérité sur Dieu n’appartient pas aux hommes
2.2. La vérité comprise comme une adéquation entre la pensée et la parole
2.3. La vérité en religion est douteuse.
 
3. Perspectives pour une religion non-dogmatique.
3.1. Élaborer une religion non-dogmatique reviendrait à promouvoir la paix au sein même de la religion.
3.2. Élaborer une religion non-dogmatique reviendrait à extraire la religion du magistère de l'église.
3.3. Élaborer une religion non-dogmatique permet de valoriser l'errance en recherche théologique.
 
1. La conception de l'hérésie par Sébastien Castellion.
 
1.1. L'impossibilité de définir théologiquement l'hérésie.
 
Trois textes majeurs de Sébastien Castellion traitent du sujet de l'« hérésie » et des hérétiques. Il s'agit du « Traité des hérétiques (1554) », « De l'impunité des hérétiques » et de quelques passages dans son « Contre le libelle de Calvin après la mort de Michel Servet (1612) ».
 
Dans l'énoncé que je viens de formuler, j'ai mis le mot hérésie entre guillemets car, vous l'avez remarqué le mot hérésie n'apparaît pas dans l'intitulé des trois textes. Dans ces pages, Sébastien Castellion écrira sur l'hérétique, il est même prolixe sur le sujet puisqu'il consacre une traité sur le sujet, mais par contre pour l'hérésie il n'ira pas plus loin qu'une définition étymologique. Quant à cette dernière Sébastien Castellion précise que le mot est grec (airèsis) et qu'il signifie « secte » ou « choix ». De fait, dans sa Bible en latin, il traduit airèsis par « secta », qu'il traduit dans sa Bible en français par « la voix que l'on suit » ; mais parfois il reprend le grec de « choix » (airésis). C'est tout ce qu'il dira sur l'hérésie en tant que telle : une définition étymologique. Il ne lui donnera pas une orientation doctrinale, ni un contour dogmatique. Je pense qu'il s'agit là d'un signe quant à la posture de théologien rebelle adoptée par Sébastien Castellion au sujet de l'hérésie.
Je souhaiterais montrer que cette non-définition théologique de l'« hérésie » par Sébastien Castellion fonctionne comme un a-priori méthodologique dans sa compréhension de la doctrine ou de la théologie au sens d'un discours sur le rapport de Dieu à l'humain et vice versa, mais également chez Sébastien Castellion de la théologie comme rapport entre humains.
 
Extrait de « Contre le libelle de Calvin » pp. 264
 
« La saine doctrine , Paul la définit comme la doctrine qui rend les homme sains, c’est-à-dire doués de charité, d’une foi non feinte et d’une conscience pure. Les doctrines malsaine se sont celles qui les rend curieux, querelleurs, rebelles, impies, irréligieux, profanateurs, parricides, et ainsi de suite. Mais Jean Calvin et les siens ont tout autre chose en vue: ils appellent sains ceux qui s’accordent avec eux sur le baptême, sur la Cène, sur la prédestination, etc. Ces gens là peuvent bien être avaricieux, envieux calomniateurs, […] ou manifester tout autre défaut à la saine doctrine (n.d.l.r. celle définie par Paul) on les accepte sans peine. Personne n’est mis à mort pour ces vices […]- ou au moins qu’il n’ait offensé les ministres: car c’est là, à leurs yeux, un pur péché contre le Saint-Esprit. Mais si quelqu’un diffère d’eux sur le baptême, la justification, la foi, etc., c’est un hérétique, c’est le diable, il faut le poursuivre sur terre et sur mer, comme un ennemi éternel de l’Église, comme un effroyable destructeur de la saine doctrine (n.d.l.r. celle définie par Jean Calvin), même si sa vie par ailleurs est pure, […], et même si ses mœurs sont irréprochables aux yeux de ses amis comme de ses ennemis. » 
 
Pour définir la « saine doctrine », Sébastien Castellion convoque ici un texte biblique du N.T., la 1è lettre de Paul à Timothée chap. 1 verset 5 et 6. Ainsi pour définir la saine doctrine, Sébastien Castellion ne fait pas appel à une instance dogmatique : confession de foi ou autre texte symbolique ou encore un raisonnement théologique. Selon lui la saine doctrine est ce qui rend les hommes sains. Et qu'est-ce qu’un homme sain ? C'est un homme doué de charité, d'une foi non feinte, d'une conscience pure. Il n'y a rien de doctrinal dans cette définition de la saine doctrine.
Par contre Sébasien Castellion écrit que d'une part Jean Calvin définit la saine doctrine à l'aide de proposition dogmatique et d'autre part sont appelés « sains », je cite « ceux qui s'accordent avec (Jean Calvin et les siens) sur le baptême, sur la cène, sur la prédestination etc.. » Autrement dit sont sains ceux qui sont d'accord avec un discours théologique pensé et conçu par des hommes.
 
La « saine doctrine » chez Sébastien Castellion est comprise ici comme une éthique dont l'instance ultime est Dieu et à lui seul appartient le jugement. Or selon Sébastien Castellion, le système de Jean Calvin érige l'homme en ultime instance de jugement puisque l'hérétique est celui qui n'est pas en accord avec un raisonnement humain.
 
Extrait, de « Contre le libelle de Calvin » p. 267 à 269
 
Comment fonctionne chez Sébastien Castellion la non définition de l'hérésie en tant qu'a-priori méthodologique ?
 
« Lorsqu’on écrit sur un sujet largement connu, l’on n’a pas coutume de le définir. En principe on estime qu’on parle de la même chose que les autres gens. Si l’on dit qu’il faut condamner les voleurs à la peine capitale, tous ceux qui veulent obéir à cette loi condamnent à mort ceux qu’ils tiennent pour des voleurs. Or, et de la même façon, si Jean Calvin dit qu’il faut tuer les hérétiques, tous ceux qui veulent obtempérer à cette loi tueront ceux qu’ils tiennent pour des hérétiques.
C’est ainsi que les papistes tueront les luthériens, les zwingliens et les anabaptistes et que les luthériens tueront les papistes, les anabaptistes et les zwingliens. Et de même pour tous les autres. Car aucune secte ne doute jamais qu’elle-même pense juste et que les autres sont hérétiques. […] Jean Calvin écrit ceci au sujet des hérétiques (chapitre huit de ses Institutions, section 26) : « on appelle hérétiques et schismatiques ceux qui par leur dissidence brisent la communion de l’Église. Cette dernière est maintenue par deux liens, l’accord sur la saine doctrine et la charité fraternelle. » Jean Calvin qualifie d’Église, outre la sienne propre, les autres églises helvétiques, celle de Strasbourg, et celle des Saxons, c’est-à-dire des luthériens. Ceux qui sont en désaccord avec ces Églises-là, ce sont des hérétiques […] Mais comme il règne, entre les Églises qu’il mentionne, un maximum de dissensions de doctrine et d’esprit, et comme, selon Jean Calvin, ceux qui rompent les deux liens mentionnés ci-dessus sont à considérer comme hérétiques, il ne reste plus qu’aux calvinistes qu’à marcher sur les autres Églises, et réciproquement. Qu’ils s’entre-dévorent, hérétiques contre hérétiques, jusqu’à s’achever les uns les autres. »
 
L'hérétique est défini comme « celui qui ne pense pas comme nous » et , de cette façon, tout croyant est pour un autre un hérétique. Nous sommes tous hérétiques par rapport à un autre car chacun pense, qu'il pense juste et que les autres sont des hérétiques. Pour Sébastien Castellion, on ne peut pas définir l'hérésie, car en la définissant, nous constituons une orthodoxie au sens d'une définition d'une manière de croire ou d'un « ce qu'il faut croire » pour rester dans la communion de l'église. Ainsi selon Sébastien Castellion , il fallait être d'accord avec les doctrines de Jean Calvin sur le baptême, la cène, la prédestination, etc... pour pouvoir prétendre être dans la communion de l'Église. En définissant une hérésie d'un point de vue théologique, on définit, de fait, une orthodoxie dont le juge ultime est l'humain et donc source de conflit.
 
C'est contre cela que s’insurge Sébastien Castellion, car pour lui, la seul instance valide de jugement est Dieu et c'est pour cette raison qu'il adopte la posture de la non-définition de l'hérésie. Définir théologiquement l’hérésie reviendrait encore à définir une orthodoxie qui générerait des conflits. Il faut noter ici que dans les deux extraits que nous avons lu l’irénisme de Sébastien Castellion tient une place importante. Selon lui, il conviendrait de tendre vers une paix entre les sectes religieuses en présence. Le rapport entre cet irénisme de Sébastien Castellion et sa pensée est une piste de recherche à explorer.
 
1.2. L'hérésie chez Sébastien Castellion ne concerne pas une matière théologique/doctrinale.
 
Extrait de « Traité des hérétiques1 » , p. 26
 
« Ce nom hérétique, est trouvé une fois seulement ès Saintes Écritures, en l’Épitre de Paul envoyée à Tite, au 3e chap. : Évite l’homme hérétique après une ou deux admonestations. Si nous conférons ce lieu avec le commandement de Christ, qui est en Matthieu au 18e chap. : nous entendrons que c’est d’hérétique : si ton frère pêche contre toi, va et le reprends entre toi et lui. S’il t’ouït, tu as gagné ton frère, mais s’il ne t’ouït, prends encore un ou deux avec toi afin qu’en la bouche de deux ou trois témoins, toute parole soit ferme. S’il ne les ouït, dis-le à l’Église. Que s’il n’ouït l’Église, il te soit comme un Ethnique, et publicain.
Par cela appert qu’un hérétique, c’est un homme qui est obstiné.
[…] Il y a deux sortes d’hérétiques ou d’opiniâtres: les uns sont obstinés ou opiniâtres aux mœurs
[…] les autres sont opiniâtres ès choses spirituelles, et en la doctrine, auxquels convient proprement le nom d’hérétique: car ce mot hérésie est un mot Grec, lequel signifie secte ou opinion. Dont il advient que ceux qui se tiennent obstinément à quelque secte vicieuse, ou opinion sont appelés hérétiques. »
 
Sébastien Castellion reconnaît qu'il y a des hérétiques et qu’ils méritent sanction. Avec, Sébastien Castellion, nous ne sommes pas dans un total relativisme, où chacun pense et agi comme il l'entend en matière de doctrine. Il y a bien une norme chez Sébastien Castellion, mais elle ne se situe pas au niveau de la doctrine ou des dogmes.
Dans l'extrait que nous avons lu : un hérétique c'est un obstiné. Par rapport à Jean Calvin, Sébastien Castellion ne donne pas la même signification au mot hérétique. Chez Jean Calvin , c'est être en désaccord avec un point de doctrine (Cène, baptême,...), chez Sébastien Castellion c'est être obstiné, c'est à dire persister dans sa faute éventuelle. Cette distinction là entre l'hérétique et l'obstiné, Sébastien Castellion l'opère dans son texte intitulé « De l'impunité des hérétiques ». Sébastien Castellion semble vouloir dire que l' « obstiné » est plus coupable que le simple « hérétique » ( au sens de Calvin), puisqu'il persiste dans sa faute éventuelle, mais il y a toujours une porte ouverte, on pourra prendre le temps de l'admonester, de discuter de ses erreurs. Le texte de Mathieu évoque ce temps de la discussion.
Donc l’hérésie chez Sébastien Castellion est de l’ordre de l'obstination et non pas celui de la déviance par rapport à une orthodoxie prédéfinie.
 
Il y a , selon Sébastien Castellion, deux sortes d'hérétiques : les uns sont obstinés (opiniâtres) aux mœurs et les autres obstinés « ès choses spirituelles ». Pour ces derniers, il semble que quand même il y aurait la possibilité d'une hérésie en matière de doctrine.
Faut-il encore savoir ce que Castellion entend par le statut de la doctrine ? Pour cela, il faut retourner un peu en arrière dans son traité des hérétiques, p.25 : Puisque la doctrine est humaine, il y a autant de doctrine du baptême, p.ex. que d'Église.
Citation p. 25 du Traité des Hérétiques
 
« Après avoir souvent cherché que c’est d’un hérétique, je n’en trouve autre chose, sinon que nous estimons hérétiques tous ceux qui ne s’accordent pas avec nous en notre opinion. Laquelle chose est manifeste en ce que nous voyons, qu’il n’y a presque aucune de toutes les sectes (qui sont aujourd’hui sans nombre) laquelle n’ait les autres pour hérétiques »
 
La remarque mise entre parenthèses par Sébastien Castellion est à relever. Elle mentionne le nombre incalculable de factions religieuses présentes à son époque. Nous sommes bien loin de l’unité rêvée d’un protestantisme réformé uni au XVIe siècle.
 
Poursuivons la citation:
 
« Tellement, que si quelqu’un aujourd’hui veut vivre, il lui est nécessaire d’avoir autant de fois et religions, qu’il est de cités, ou de sectes; tout ainsi que celui qui va par pays a besoin de changer sa monnaie de jour en jour, car celle qui est ici bonne, autre part n’aura aucun cours, sinon que la monnaie soit d’or, car en tous lieux celle-là est bonne, de quelque marque qu’elle soit. Faisons ainsi en la religion, ayons quelque monnaie d’or, laquelle ait lieu partout, de quelque marque qu’elle soit.
Or, croire en Dieu le Père tout puissant, au fils et au saint Esprit, et approuver les commandements de vraie piété, qui sont contenus en la Sainte Ecriture, c’est une monnaie d’or plus approuvée, et examinée que l’or même. Mais cette monnaie jusques à présent a diverses marques et figures, cependant que les hommes sont en discorde entre eux de la Cène, du Baptême, et d’autres telles choses. Mais supportons-nous l’un et l’autre, et ne condamnons incontinent la foi d’un autre laquelle est fondée sur Jésus Christ. »
Sébastien Castellion utilise l'image du voyageur qui doit changer de monnaie chaque fois qu'il traverse un pays différent. Il faudrait, dit-il, une monnaie d'or qui soit valable partout. Dès lors le voyageur pourra payer partout avec la même monnaie. Faisons de même pour la religion dit-il, trouvons une monnaie d'or qui soit valable dans toutes les Églises. Sébastien Castellion précise son idée :
 
Cette monnaie d'or, constitue un socle théologique commun : croire en Dieu le Père Tout Puissant, au Fils et au saint Esprit ! Ne voyons pas trop vite une affirmation de la trinité. En effet, Sébastien Castellion ne traite pas de la relation entre le Père, le Fils et le saint Esprit. Dans ce socle théologique commun, il n'y a pas de formulation dogmatique ! En réduisant au maximum le socle commun de la croyance, il élargit par conséquent le champ des adiaphora. Ainsi la formulation dogmatique est seconde (ce qui ne signifie pas qu'elle soit inintéressante et inopérante) par rapport à l'énoncé de croire en Dieu, au fils et au saint Esprit. Les formulations a propos du Baptême, de la Cène et autre choses peuvent souffrir la différence et elles relèvent d'une relation d'amour fraternel qui supportent la différence de compréhension et d’expression. Nous pouvons supporter la différence d'opinion d'une autre Église.
De toute manière l'essentiel est que la foi de l'autre soit fondée sur Jésus le Christ. Et à ce titre là, nous ne pouvons pas la condamner.
Donc selon Sébastien Castellion ne pas croire en Dieu, au fils et au saint Esprit relève de l'hérésie mais affirmer une opinion différente sur les doctrines ne relève pas de l'hérésie, supporter la différence serait même un devoir de fraternité humaine. Et cette différence est assumée, selon lui, par les textes bibliques.
 
1.3. « L'hérésie doctrinale » bénéficie du même statut que l'erreur.
 
Les extraits des textes que nous avons lu, nous permettent maintenant de comprendre que l'hérésie (airèsis) chez Sébastien Castellion, ne recouvre pas champ sémantique de Jean Calvin. Jean Calvin a marqué notre propre compréhension de l'hérésie, qui est devenue dans notre compréhension habituelle du mot une déviance doctrinale par rapport à une orthodoxie prédéfinie. Il y a hérésie chez Sébasien Castellion, quand il y a obstination en matière de mœurs ou en matière spirituelle (ivrognerie, luxure, persécuteur,...) et quand il y a obstination à ne pas croire au socle théologique commun, c‘est-à-dire croire en Dieu Père, au Fils et au saint Esprit. Il y a hérésie pour les réformateurs quand il y a déviance en matière de doctrines. Cette hérésie là, pour Sébastien Castellion est de l'ordre de l'erreur. Certes, pour Sébastien Castellion l'erreur est condamnable, mais celui qui est dans l'erreur ne mérite pas la punition par le glaive et il ne mérite pas de mourir à cause de cette erreur commise et cela même s'il la professe.
 
Pour démontrer cette affirmation, je reviens un instant à l'étymologie de mot airèsis. On l'a vu plus haut Sébastien Castellion propose de traduire airèsis par secta en latin et par la voie qu'on suit en français, c'est à dire un choix, une opinion. A ce stade on remarque que l'hérésie consiste à faire le choix d'un voie à suivre, ou une opinion que quelqu'un se forge. Or dit Castellion qui suis-je pour condamner le choix que fait quelqu'un, ou l'opinion d'un tel ? Dieu seul est juge.
 
Dans le texte de II Pierre 2, 1-3. La perdition n'est pas liée à l'airésis mais bien au fait d’avoir renoncé au Seigneur. Cette perdition ne peut être décrétée par un homme, c'est l'affaire du Seigneur.
 
Le cinquième dimanche après les Rois, Sébastien Castellion prêche sur le texte du bon grain et de l'ivraie (zizanie). Il insiste d'une part sur les mots « laissez croître l'un et l'autre » car celui qui est dans l'erreur aujourd'hui peut s'en dégager demain. Si l'on condamne par le glaive celui qui est dans l'erreur, l'hérétique comme dit Jean Calvin, ce dernier n'a plus aucune chance de trouver le droit chemin. Et d'autre part, Castellion met ses auditeurs en garde sur le fait qu'en voulant extirper l'ivraie on risque d'en extraire le bon grain; ce qui serait un dommage irrémédiable.
 
Extrait de la prédication de Sébastien Castellion lors du cinquième Dimanche après les Rois. Prédication sur le 24e chapitre de Matthieu, in « Traité des hérétiques », p. 52-53.
 
« Nous apprenons par ce texte comment il nous faut gouverner envers les hérétiques et les faux docteurs, c’est de ne les extirper, et ne les mettre pas à mort: car Christ le démontre ici évidemment, quand il dit laissez croître l’un et l’autre. Il faut procéder à l’encontre d’eux par la seule parole de Dieu. Car en ce cas il peut advenir, que celui qui est aujourd’hui en erreur, demain, peut-être, pourra retourner au bon chemin. Qui est celui qui peut connaître quand de Dieu doit attraire le cœur d’un chacun ? » 
 
Ce jugement là ne nous appartient pas. « Il vaut mieux laisser s'égarer, dira par ailleurs Sébastien Castellion, que de contraindre en matière de foi ».
 
Donc, l'hérésie telle qu'elle est comprise par Calvin et les réformateurs et contre laquelle ils développent tant de violence, allant jusqu'à tuer; cette hérésie là, n'est pour Sébastien Castellion qu'une erreur qui ne mérite pas qu'un homme soit tué.
 
2. Sébastien Castellion pose comme postulat la relativité de la vérité théologique.
 
Il n'y a pas chez Sébastien Castellion de vérité théologique absolue, au sens où il y aurait l'existence d'une vérité à partir de la vérité, c'est à dire ab-solus, une vérité qui s’établirait à partir d'elle-même. La vérité théologique n'existe pas en soi. Il n'y a donc pas de quête de la vérité théologique, ce serait même un non sens selon Castellion. Dès lors, la vérité théologique ne peut être que relative, c'est à dire en relation à un état de connaissance théologique et/ou philosophique. Il n'y a que des airésis, des opinions, des choix opérés, certes sur des bases solides de philosophie, de linguistique, de théologie. Il n'en demeure pas moins que cela reste une opinion, parmi d'autres choix possibles. C'est dans ce sens que la vérité théologique est relative, c'est à dire relative aux connaissances linguistiques, philosophiques et théologiques du moment. Comme dit plus haut, il n’y a pas de confession de foi dans le socle théologique commun défini par Sébastien Castellion, car la seule vérité c'est Dieu et Lui seul la connaît. Non pas que la confession de foi soit dénuée de vérité, pas du tout, elle constitue une compréhension de Dieu, par celui qui l'énonce et au moment où il l'énonce. Quelqu'un d'autre, à un autre moment aura une autre vérité dans sa conception de Dieu et sa confession de foi sera vrai. On remarque donc le caractère relatif de la vérité théologique.
Pourquoi chez Castellion, n’y a-t-il que des vérités relatives en théologie ? Je le montrerai en deux points.
 
Premier point : la vérité sur Dieu n'appartient pas aux hommes.
 
Dans son « Traité des hérétiques » Sébastien Castellion, consacre une partie qui traite du rôle et des pouvoirs du magistrat séculier. Là il reprend et il interprète la théorie de deux règnes de Luther, qui lui-même avait lu et interprété la Cité de Dieu de Saint Augustin.
A grand traits et donc avec un risque de caricature : nous la résumons ici.
Saint Augustin avait parlé des deux cités ou citoyennetés, céleste et terrestre, d'une façon qui, dans l'augustinisme politique, a été comprise de manière dualiste. Boniface VIII dans la Bulle « Unam Sanctam » avait modifié ce dualisme augustinien dans le sens d'une polarité dialectique des deux glaives, spirituel et temporel mais en établissant la suprématie du glaive spirituel (Église) sur le glaive Temporel (Empire).
 
Martin Luther récusant et le dualisme augustinien et la conception théocratique de l'Église médiévale, a systématisé théologiquement, dans sa doctrine des deux règnes, les rapports entre Église et État. Il entend les deux règnes, spirituel et temporel, dans le sens d'une polarité dialectique. Les deux pôles étant à la fois référés l'un à l'autre et relevant tous deux, mais différemment, du même Dieu.
 
Sébastien Castellion semble plus radical que Martin Luther, il y a bien deux royaumes (celui de Dieu et celui des hommes), mais l'un étant radicalement indépendant de l'autre. Ainsi, le règne de Dieu a ses propres lois et régit ce qui concerne l'âme. Le règne des hommes (administré par les magistrats, les princes et les évêques2) a ses propres lois et son pouvoir s'étend sur les corps et les biens des hommes. Et l'un ne peut interférer dans l'autre. Ainsi, le magistrat ne peut légiférer en ce qui concerne l'âme, car celle-ci ne peut être liée aux lois mondaines. Les évêques, les princes et les magistrats ne peuvent, selon Sébastien Castellion, contraindre à croire de telle ou de telle manière. Et de même, on ne peut contraindre les rois et les princes de croire ainsi ou ainsi. Il y a deux règnes et deux règnes indépendants. En ce qui concerne le règne de Dieu, il échappe à l‘humain. Il ne peut y avoir de vérité théologique absolue puisque ce monde là, ce règne là, échappe à l'humain.
 
Extrait in « traité des hérétiques » p.38
 
« Or la difficulté, et péril de l’âme d’un chacun, gît en ceci: de savoir comment il doit croire, car chacun doit regarder de croire droitement. Et tout ainsi que nul ne peut aller pour toi, ou au ciel, ou en enfer, ainsi nul ne peut croire, ou non croire pour toi. La foi ne peut être contrainte […] Par quoi, puisque chacun a cela en sa conscience, comment il doit croire ou non croire, la puissance humaine doit être apaisée, et se contenter, […] permettant à chacun de croire comment il voudra, ou pourra, sans contraindre personne à la foi. Davantage rien ne doit plus libre que la foi et religion, à laquelle nul ne peut être contraint par force. »
 
En conséquence personne ne peut croire pour un autre et personne ne peut contraindre quel qu’un à croire. Notons au passage, le rôle éminent de la conscience en matière de foi et de religion. On peut constater ici l’émergence du concept de libre croyance, si cher à Sébastien Castellion. Chacun doit pouvoir croire comme il veut, personne ne peut ouvrir ou fermer le ciel a quelqu'un. Il n'y a pas de vérité absolue dans ce domaine. Il n'y a que des opinions, qui ne sont que des vérités relatives et donc, elles ne peuvent être contraignantes.
On constate, qu'il y a une individualisation de la croyance chez S.C. Chacun est responsable pour lui-même devant Dieu.
 
Second point : Qu'est-ce que la vérité chez Sébastien Castellion ?
 
La vérité chez Sébastien Castellion consiste en une concordance entre la pensée et le discours. Il s'agit d'une mise en conformité entre la pensée et le dire. Je cite S.C., in « Contre le libelle de Calvin » : « la vérité c’est de dire ce qu'on pense, quand même on se trompe3 »
Il y a une subjectivation de la vérité, qui demeure vérité même dans l’erreur objective. Cette citation institue la souveraineté de la conscience.
 
La foi ne comporte pas obligatoirement, pour Sébastien Castellion, une connaissance juste de choses surnaturelles. Il nous faut certes essayer de les comprendre autant que possible, avec l’aide de la Bible et aussi en utilisant ce don de Dieu qu’est l’intelligence humaine, l’intellectus.
Sébastien Castellion, pense que la sincérité en matière de foi vaut mieux qu’une prétendue et incertaine rectitude dogmatique. On est dans la vérité quand on dit ce qu’on croit, après méditation de la Bible, réflexion personnelle, en ayant conscience des limites et de la relativité de nos croyances.
 
3. Perspectives castellionniennes pour une religion non-dogmatique
 
Dans la perspective de Sébastien Castellion, penser , élaborer une religion non-dogmatique reviendrait à promouvoir la paix au sein même de la religion, reviendrait à extraire la religion (au sens d'une autorité de croyance) du magistère de l'église et reviendrait à promouvoir l'errance en recherche théologique.
 
3.1. Élaborer une religion non-dogmatique reviendrait à promouvoir la paix au sein même de la religion.
 
La volonté de pacification religieuse, l'esprit irénique de Sébastien Castellion, ne sont pas inconnus en tant que faits historiques. Nous avons essayé de le montrer dans les points précédents à travers les textes de Sébastien Castellion. Qui dit volonté exprimée d'apaisement des querelles sous-entend également méthode en vue de parvenir au but. Nous avons essayé de mettre quelques éléments de cette méthode en évidence. Dans sa définition de socle théologique commun, c'était une manière d'élargir le champ des adiaphora. Dans son appel à la clémence pour les hérétiques, en définissant l'hérésie comme un choix, une voie que l'on suit, ce fut une méthode pour sortir l'hérésie du champ doctrinal et donc du champ du magistère de l'église. On aurait pu convoquer d'autres textes de Sébastien Castellion. Je pense par exemple à son Conseil à la France désolée, ou le De arte dubitandi4, et de le faire dans les passages où se rejoignent la théologie et l'histoire. Dans ces textes les seules armes de Sébastien Castellion sont l'intelligence (la raison) et l'esprit humaniste: voici un autre exemple « Christ le maître de vérité a prédit (Math. 24,24) que, dans les derniers temps, surgiraient tant de faux christs et tant de faux docteurs que même les élus, si la chose était possible, se laisseraient abuser. Et je me dis qu'en fait, pour beaucoup de raisons, ces derniers temps sont là, d'autant plus que je vois, entre autres choses, prospérer les erreurs et les dissensions. A cause de ces erreurs, des hommes qui ne sont pourtant point au nombre des méchants sont parfois tellement ébranlés qu'ils se mettent à éprouver quelque doute au sujet de la vérité de la religion chrétienne elle-même. Pour ma part, j'ai longuement et profondément réfléchi au remède à apporter à un tel mal. Si, aujourd'hui encore, comme c'était le cas jadis, il se trouvait sur terre un prophète qui pût apaiser les querelles, montrer avec certitude la voie à ceux qui cherchent, mettre par autorité divine les erreurs en déroute, rien, assurément, ne serait meilleur ni plus facile que de se fier à ses oracles ni de le suivre, parce qu'inspiré par Dieu, sans le moindre doute ni la moindre hésitation. Mais vers qui se tourner ? »
 
Ce sont là les premières lignes de son opuscule intitulé de l'Art de douter et de croire.
 
Ces premières lignes contiennent l'annonce ou l'amorce de ce que sera l'ouvrage, et au moins trois des plus grands thèmes de toute l'œuvre de Castellion : la hantise du vrai en matière religieuse ; l'horreur des dissensions ; le regret du prophétisme et des prophètes, de ceux qui, le Christ y compris, ont en eux, et la science, et l'autorité divines. Sébastien Castellion se révèle aussi subtil que ferme.
Bien loin de mettre d'emblée, comme le lui suggérait sa source, l'accent sur les « faux prophètes », il met en relief une chose infiniment plus proche des réalités historiques et théologiques de l'époque : les doctores (docteurs), Jean Calvin compris ! Ce sont eux qui jettent le doute et ne font pas œuvre de paix.
 
3.2. Élaborer une religion non-dogmatique reviendrait à extraire la religion (au sens d'une autorité de croyance) du magistère de l'église.
 
Après avoir montré à quel niveau conceptuel se situe l'action persuasive et méthodique entreprise par Sébastien Castellion, il est intéressant de redire que le De arte dubitandi n'agite pratiquement pas le spectre des persécutions religieuses, cela bien que l'ouvrage représente effectivement une méthode originale en vue de parer à toute répression sanguinaire. On trouve, bien entendu, des allusions à peine voilées aux ennemis habituels – et acharnés – de Sébastien Castellion : Jean Calvin et Théodore de Bèze. Il s'agit presque toujours de questions théologiques, encore que la hargne privée fasse entendre son écho. Dans un passage de l’Art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir, Sébasien Castellion écrira cependant : en matière de religion, mieux vaudrait se garder de donner des conseils. Si ceux-ci, en effet, « ne sont pas approuvés de ceux qui les reçoivent, vous serez si peu prisé, que l'on ira jusqu'à vous tenir pour hérétique : réputation qui vous rendra odieux au peuple et vous mettra assurément en danger de perdre la vie. Ainsi le monde a-t-il coutume de récompenser les bienfaits reçus ». C'est ce qui arriva aux prophètes, au Christ, aux Apôtres, aux justes.
Il y a cumule les deux thèmes que nous avons suivi : celui de l'erreur, celui de sa propagation ; vrais docteurs de l‘Église, probablement, mais doctrines erronées.L'« hérétique » apparaît dès lors comme le produit réactionnel et, par là-même, indésirable, d'une société qui, sous peine de mort, n'accorde la parole que si celle-ci corrobore, utile répétition et complaisant reflet, les opinions de la puissance et des maîtres ; en matière de religion, le vrai est fixé une fois pour toutes, socialisé, défendu par les Églises constituées. La figure de l'hérétique chez Sébastien Castellion permet de sortir de ces cadres institués de l’Église et permet de penser à nouveaux frais les doctrines que l'on pensait immuables pour la seule raison qu'elles furent définies et instituées par les Églises.
 
3.3. Élaborer une religion non-dogmatique permet de valoriser l'errance en recherche théologique.
 
Le tâtonnement dans la recherche théologique. Chez Sébastien Castellion, la figure du théologien errant est une manière de camper la posture du théologien rebelle, qui ose s'aventurer loin des sentiers battus, qui ose avec ses sens (sa sincérité) et son intelligence (sa raison) re-penser une doctrine. Il s’agit de la figure du théologien qui s’affranchit de la tradition théologique pour chercher. Il fait en quelque sorte « table rase5 », il repart de rien et cherche. Le théologien errant c'est celui qui sait qu'on ne possède pas la vérité sur les questions religieuses. Le théologien chercheur sait qu'il y a plus de choses obscures que de choses évidentes en théologie. Il n'hésite pas à discuter sans condamner les propositions théologiques. La figure du théologien errant contribue encore chez Sébastien Castellion à étendre le champ des adiaphora pour éviter à l'hérétique le procès et la mort. Sébastien Castellion se le tient pour dit et fonde là-dessus une méthode. Raison pour laquelle il évite de prendre parti brutalement dans les querelles théologiques, même et surtout sur des points de dogme : il préfère infléchir, vers le domaine des choses sans importance pour le salut, des contenus doctrinaux à propos desquels les savants, sans toujours bien apercevoir la qualité divine et humaine de l'enjeu, s'entredéchirent.
L'effort original de Sébastien Castellion pour effacer les différences ; réduire les opinions contraires, élaborer une religion non-dogmatique ; il le décrit lui-même dans un autre passage de l'Art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir :
 
« On s'y est efforcé de longue date et par de multiples voies. Pour ma part, j'espère rendre mon opinion accessible en me fondant sur des jugements raisonnes et sur l'autorité de ces mêmes Lettres Sacrées dont il est question.
Et si mon opinion fait difficulté, je la mettrai en parallèle avec les opinions adverses et, dans le cas où elle en sortira à son avantage, je demanderai qu'elle ne soit pas rejetée : pour cela même qu'elle se révèle vraie et moins inadéquate. Si j'y parviens, comme je l'espère, nous posséderons le moyen de mettre fin à de graves et nocives controverses ».
 
Au monolithisme doctrinal aveugle, Sébastien Castellion oppose une fermeté à la fois plus raisonnable et plus humaine emprunte de dialogue et de pacification.
 
Je vous remercie pour votre attention.
 
Philippe Fromont, pasteur
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1 Sébastien Castellion, Traité des hérétiques, Genève, éd. A. Jullien, 1913. Cet ouvrage a été publié en 1554. Il est constitué d’une collection de textes d’auteurs divers (Erasme, Luther, St Augustin, Jean Brence…) rassemblés dans un même volume par Sébastien Castellion. L’intention de l’auteur du volume est de donner à lire des textes qui demandent que les hérétiques ne soit pas puni de mort. Très astucieusement Sébastien Castellion insère un texte de Jean Calvin ! A noter que Sébastien Castellion utilise pour deux de ses textes les pseudonymes de Martin Bellie et Basile Montfort. Un troisième sera signé de son propre nom.
2 Il est remarquable de constater que Sébastien Castellion place les évêques dans la catégorie du pouvoir temporel.
3 Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin, p. 165
4 Sébastien Castellion, De l’art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir
5 Sébastien Castellion se montre encore ici précurseur de la pensée, en effet il faudra attendre René Descartes pour retrouver le concept de Tabula rasa.
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