La Cène est convivialité avec le Christ et entre frères dans la foi

Publié le par la rédaction

La Cène
 
Depuis le seizième siècle, la Cène ou Eucharistie a provoqué quantité de discussions, de disputes et de divisions. Au dix-septième siècle, en France, 97% des livres de controverse connus, répertoriés entre protestants et catholiques en traitent, et il ne reste que 3% pour les autres sujets de désaccord, ceux sur la Bible, ceux sur la grâce dont j’ai parlé précédemment. Aujourd’hui encore, dans les relations œcuméniques, la cène reste une pomme majeure de discorde et on n’arrive pas, malgré de nombreux efforts, à rapprocher les points de vue. C’est à son propos qu’ont lieu le plus de frictions, de tensions ou d’affrontements entre les églises. Ce qui m’a amené à intituler le livre que je lui ai consacré : La Cène le sacrement de la division. Ce que nous appelons communion est ce qui oppose et divise le plus les chrétiens.
 
Mon exposé comportera quatre parties : premièrement, la fonction du pain et du vin dans la Cène ; deuxièmement, le réel et le spirituel ; troisièmement l’individu et la communauté ; enfin, je terminerai en racontant comment les premières communautés réformées ont célébré les sacrements ; vous verrez que c’est assez différent de ce que nous faisons aujourd’hui.
 
I. Le pain et le vin dans la Cène
 
Comment fonctionnent le pain et le vin dans la Cène ? Que leur arrive-t-il ? À cette question, on donne quatre réponses différentes.
 
1. La conception catholique
 
La première est celle du Concile de Trente. Dans une session de 1551, il déclare :
 
« Par la consécration du pain et du vin s'opère le changement de toute la substance du pain en substance du corps du Christ notre Seigneur, et de toute la substance du vin en la substance de son sang. Ce changement, l'Église catholique l'a justement et exactement appelé transsubstantiation ».
 
Le pain et le vin deviennent autre chose que ce qu'ils étaient auparavant. Ils ne sont plus du pain et du vin, même s’ils en gardent les apparences (les « espèces »). Ils deviennent totalement, véritablement, réellement, substantiellement corps et sang du Christ. Ce qu’on peut représenter par le schéma suivant :
 
                                                        deviennent
                              Pain et vin --------------------------Corps et sang du Christ
                                                     sont changé en
 
2. La conception luthérienne
 
Deuxième réponse : celle des luthériens qu’on a pris l’habitude d’appeler la « consubstantiation ». Pour eux, le pain et le vin consacrés à la fois restent substantiellement, réellement pain et vin, et en même temps deviennent substantiellement, matériellement corps et sang du Christ. De même que Jésus a une double nature, humaine et divine, de même le pain et le vin consacrés ont une double substance, celle du pain et du vin, celle du corps et du sang du Christ, ce qu’on peut représenter ainsi :
 
                                                       deviennent ---------►Corps et sang du Christ
                              Pain et vin ------------

                                                          restent -----------►Pain et vin

 
Pour les luthériens, le pain et le vin ne deviennent corps et sang du Christ que liés à la parole et non indépendamment d’elle. Quand la parole ne les accompagne pas, il n'y a pas sacrement, et quand la parole cesse de retentir, il n’y a plus sacrement. Après la cérémonie, le pain et le vin consacrés redeviennent du pain et du vin ordinaires (il n'y a donc pas, à la différence du catholicisme de « réserve eucharistique »).
 
3. La conception zwinglienne
 
La troisième réponse est celle d'Ulrich Zwingli. Il affirme qu’après l'Ascension, c'est l'Esprit qui assure la présence du Christ, et non le sacrement. Quarante jours après Pâques, le corps du Christ a quitté la terre, il siège à la droite de Dieu, et il y restera jusqu'à son retour à la fin des temps. Entre temps, sa présence n’est pas corporelle, tangible, mais spirituelle et invisible. Elle se sent, se vit, s'éprouve dans la foi, dans notre lien intérieur et intime avec le Christ. La Cène a pour fonction d'extérioriser cette présence vécue et sentie intérieurement, et d'en témoigner, un peu comme on porte des habits de deuil pour exprimer et manifester le chagrin qu’on éprouve en son cœur. Cette comparaison n'est pas très bonne, parce que pour Ulrich Zwingli, la Cène est essentiellement heureuse et joyeuse ; lui-même utilise plutôt la métaphore de l'alliance, de l'anneau nuptial. Le pain et le vin ne portent pas ni ne véhiculent la présence du Christ, ils la signalent, le Christ est présent dans notre vie avant que nous prenions le sacrement.
 
4. La conception calviniste
 
La quatrième et dernière réponse, celle de Jean Calvin, est en fait une variante de celle d'Ulrich Zwingli. Jean Calvin estime que le Christ se rend présent par l'Esprit, et non par des éléments matériels. Le pain et le vin sont des signes de cette présence, ils la signalent, la font percevoir, la représentent, mais matériellement ils restent ce qu'ils sont. Ils ne sont pas transformés, ils ne deviennent pas autre chose. Il ne s'opère ni transsubstantiation ni consubstantiation. Jusqu’ici, il y accord avec Ulrich Zwingli. Jean Calvin s'en distingue cependant sur un point. Pour Ulrich Zwingli, le pain et le vin sont les signes de quelque chose qui les précède, qui a lieu ou se produit avant qu’on ne prenne le sacrement. Pour Jean Calvin, c’est quand nous prenons le pain et le vin de la Cène que Dieu, au même moment, nous donne intérieurement, par son Esprit, ce qu’ils représentent extérieurement. Le pain et le vin ne deviennent pas corps et sang du Christ, mais en recevant le pain, nous recevons le Christ. Cette position peut se traduire par le schéma suivant :
 
               Ministre donne                                                      Dieu donne
                          ▼ Extérieur                                                           ▼ Intérieur
                                                          simul    
                  Pain et vin◄---------------------------------►Corps et sang du Christ
                                                           cum
 
Des prépositions significatives
 
On peut illustrer ces différentes manières de comprendre la présence du Christ par les prépositions qu'utilisent de préférence les tenants des différentes positions.
 
Pour les luthériens, le Christ est présent in et sub, dans et sous le pain et le vin. Dieu se rend présent dans le sacrement.
 
Pour les zwingliens, le Christ est présent ante, avant que l'on prenne le pain et le vin. La Cène manifeste, rend visible une présence antérieure. Dieu se rend présent dans la foi du croyant, qui, ensuite et en conséquence, prend la Cène.
 
Pour les calvinistes, le Christ est présent cum, avec le pain et le vin. Au moment où le croyant prend la Cène, Dieu se rend présent, ou lui fait sentir sa présence en lui.
 
Quant aux catholiques, ils refusent toute préposition. Un des experts du Concile de Trente souligne que le Christ n'a pas dit : mon corps est « sous ou dans » ou « avec » ou « avant » le pain, mais qu'il a dit : « ceci est mon corps ». Il estime qu’en se servant de prépositions, les protestants tordent le sens des paroles du Christ, et ne respectent pas vraiment le texte biblique.
 
II. Réel et spirituel
 
Dans cette deuxième partie, je voudrais approfondir les différences que je viens de décrire, me demander ce qu’elles reflètent et traduisent. Catholiques et protestants s'accordent pour affirmer la présence du Christ dans la Cène. Elle n'est pas une cérémonie du souvenir, qui commémore quelqu'un qui a disparu, mais à qui on continue de rendre hommage parce qu'il a laissé des traces dans la vie et dans la mémoires des êtres humains.
 
On n'évoque pas un absent, le Christ est vraiment là. Les divergences apparaissent quand on pose la question suivante : comment le Christ se trouve-t-il là ? De quelle nature est sa présence dans la Cène ? Deux grands courants s'opposent. D'un côté, les catholiques et les luthériens affirment que par présence il faut comprendre une résidence réelle. De l'autre côté, les réformés (zwingliens et calvinistes) proclament que sa présence consiste en une action spirituelle.
 
1. Définitions des mots
 
Il faut commencer par définir soigneusement les termes. « Réel » et « spirituel » sont des mots piégés, que nous comprenons souvent de travers, et qui prêtent à de nombreux malentendus. Ils ont pour nous des connotations qui en masquent ou en déforment le sens exact. Que signifient-ils donc ?
 
« Réel » vient du mot latin res qui veut dire « objet », « chose ». Ce terme désigne ce qui existe de manière matérielle et inerte. Nous confondons trop souvent « réel » avec
« véritable ». Ainsi, un sentiment, un amour ou une colère par exemple, n'est pas réel, mais véritable. Il n'existe pas à la manière d'une table ou d'un caillou. Il n'en a pas moins une existence effective.
 
« Spirituel » s'applique à ce qui vient du Saint Esprit, à ce que le Saint Esprit opère, suscite, fait naître, développe. Il ne s'agit donc pas de nos états d'âme, de notre intériorité (même si le Saint Esprit agit aussi, et peut-être surtout, dans ce domaine). Le spirituel implique une extériorité et une altérité : celle de l'Esprit de Dieu qui ne se confond pas avec l'esprit humain.
 
Ces définitions nous aident à voir de quoi il s'agit exactement dans le débat, à propos de la Cène, entre les théologies de la réalité et les théologies de l'Esprit.
 
2. Les théologies de la réalité
 
Pour les théologies de la réalité, des choses, des éléments matériels, en l'occurrence le pain et le vin de la Cène, portent et assurent la présence du Christ dans le sacrement. Le Christ s'y trouve corporellement et physiquement. Il y a, malgré les apparences, identité charnelle, physique, substantielle entre le pain et le vin consacrés d'une part, le corps et le sang du Christ d'autre part. C'est ce qu'affirment, chacune à sa manière la doctrine catholique de la transsubstantiation, et la doctrine luthérienne de la consubstantiation.
 
Les tenants des théologies de la réalité considèrent qu'une présence véritable et totale est forcément matérielle, corporelle, physique. Tout autre type de présence représente un succédané, un ersatz, quelque chose d'évanescent ou de fantomatique, une ombre ou une demi-présence qui entraîne une relation mutilée, appauvrie ou affaiblie. Ils reprochent donc à leurs adversaires de nier ou, en tout cas, d'amoindrir la présence du Christ, d'enlever au sacrement son contenu ou sa substance, d'en faire une cérémonie « vide » (critique sans cesse adressée aux réformés, surtout aux zwingliens). Par contre, on constate qu'aussi bien les écrits symboliques luthériens que les décrets et canons du Conciles de Trente ne mentionnent pratiquement pas l'Esprit à propos des sacrements. Ce n'est pas l'Esprit qui rend le Christ présent, ce sont le pain et le vin. Dans les liturgies, on prononce bien une prière d’épiclèse ; elle appelle l'Esprit sur le pain et le vin au moment de leur consécration, et après il n'en est plus question. Quant aux textes dogmatiques des deux confessions, au seizième siècle, ils passent sous silence l'Esprit (par contre les textes catholiques et luthériens de notre époque lui donnent une grande place).
 
3. Les théologies de l'Esprit
 
Ulrich Zwingli et Jean Calvin développent, au contraire, des théologies de l'Esprit. Ils affirment que seul le saint Esprit rend le Christ présent. Cette présence n'est pas matérielle, physique ou corporelle. Elle n'en est pas moins, pour cela, effective et véritable. Ici, on conçoit la présence du Christ comme une action et un dynamisme de Dieu qui vient à nous, nous touche et nous transforme, comme une « opération vivifiante », selon une expression de la Confession helvétique postérieure, et non comme une résidence dans des choses. Il en résulte que les éléments, le pain et le vin, ont une importance tout à fait secondaire. On ne voit pas en eux les porteurs ou les dépositaires du corps du Christ, mais des signes. Ils attirent l'attention sur une présence et une action qui ne dépendent pas d'eux. Ils les désignent, mais ils ne les effectuent pas. Ils ont une fonction analogue à celle des panneaux de signalisation sur nos routes, qui ne créent pas ce qu'ils indiquent, mais nous en avertissent, le portent à notre connaissance. Les théologies de l'Esprit accusent les théologies de la réalité de tomber dans l'idolâtrie, de diviniser les éléments, d'enfermer Dieu dans le pain et le vin, de localiser la grâce, de la mettre à la disposition du croyant, en oubliant qu'elle est un mouvement de Dieu sur lequel nous n'avons aucune prise.
 
Ici, l'épiclèse appelle l'Esprit non pas sur le pain et le vin, mais sur les fidèles assemblés. On ne lui demande pas de faire venir le Christ dans le pain et le vin ; on le prie de transformer le cœur des communiants. Si un changement intervient, il ne touche pas les éléments, mais les croyants ; à proprement parler, ce sont eux qui sont transsubstantiés, déclare Ulrich Zwingli, eux qui deviennent « corps du Christ » au sens d'Église véritable.
 
4. Transcendance et incarnation
 
Cette divergence entre théologies de la réalité et théologies de l'Esprit traduit la tension entre deux thèmes fondamentaux en christianisme : celui de la transcendance de Dieu, il est toujours au-delà du monde, différent de lui et celui de son incarnation, il vient dans le monde, il s’y manifeste, il s’en rend solidaire. D’un côté, insistance sur l’altérité de Dieu et sa souveraineté ; de l’autre insistance sur la proximité de Dieu, sur son implication dans l’histoire humaine. Les théologies de la réalité accusent, à mon avis à tort, les théologies de l'Esprit d'oublier l’incarnation et de privilégier excessivement la transcendance. Les théologies de l'Esprit reprochent, à mon sens avec raison, aux théologies de la réalité d'insister exagérément sur l’incarnation aux dépens de la transcendance. Je ne le cache pas, j’essaie de comprendre tout le monde, de faire justice aux positions antagonistes, mais je suis foncièrement réformé.
 
III. Cène, individu et communauté
 
Selon Friedrich Schleiermacher, le protestantisme se caractérise par la structure suivante :
 
Christ -------► Fidèle -------► Église
 
Le Christ entre directement en relation avec le fidèle et l'envoie dans la communauté ecclésiale. L'Église ne se situe pas, comme en catholicisme entre le Christ et le fidèle.
Elle découle du lien qui les unit ; elle est non pas la mère de la foi, mais sa fille, son fruit. Où, dans ce schéma, situer la Cène ? À cette question, Ulrich Zwingli et Martin Luther donnent deux réponses différentes.
 
1. La Cène communautaire
 
Le Réformateur de Zurich [Ulrich Zwingli] estime que la Cène se trouve entre le fidèle et l'Église.
 
Christ -------------► Fidèle -------------► Église
                           ▲
                          Cène
 
La Cène marque le passage de la foi individuelle ou personnelle à la communauté ecclésiale. Avec elle, ma relation intime et privée avec le Christ débouche sur un engagement au grand jour. Elle dévoile mon lien intérieur avec le Christ. Elle proclame devant tout le monde ce que Dieu a fait et ce que j’ai vécu dans le secret de mon cœur. Ce qui était auparavant caché et privé devient, par la célébration de la Cène, manifeste et public.
 
Les sacrements ont une visée essentiellement ecclésiale. Leur fonction consiste à rendre visible l'Église, à faire apparaître la communauté, à la manifester aux yeux de tous, à lui donner une forme, une réalité et une consistance dans le monde. S'il était seul, le croyant pourrait parfaitement se dispenser des sacrements ; ils n'apportent rien à sa foi ; ils ne l'aident pas à établir, à renforcer ou à approfondir sa relation avec le Christ. Le Saint Esprit n'a pas besoin d'un support matériel, d'un véhicule ou d'un instrument pour nous atteindre. C'est seulement à la communauté, à l'Église que le sacrement est nécessaire. Comme l'écrit Œcolampade, le Réformateur de Bâle, « les fidèles doivent faire usage du sacrement plus pour le prochain que pour eux-mêmes ». Le synode de Berne affirme qu'on doit prendre le sacrement à cause de la communauté et pour elle. Il conduit du « je crois » de la foi individuelle au « nous croyons » de la confession de foi communautaire. Ulrich Zwingli déclare : « La Cène est une expression de la communauté fraternelle… Aussi personne… ne doit la prendre tout seul ». Dans la même ligne, un moderne, le réformé zurichois Emil Brunner écrit que les sacrements ont pour fonction « d'amener de la solitude à la communauté… ils nous lient à la communauté ». La Cène est donc le lieu où ma communion personnelle et privée avec le Christ débouche sur le témoignage public et communautaire de ma foi, et sur la fraternité visible des croyants.
 
2. La Cène individuelle
 
Le luthéranisme considère, au contraire, la Cène comme un acte foncièrement individuel. Le Petit et le Grand Catéchisme de Martin Luther ne disent pas un mot de l'Église dans les paragraphes sur la Cène, ou, plus exactement, ils ne la mentionnent qu'une seule fois de manière incidente et furtive. La Cène, disent-ils, fortifie notre foi pour les combats de la vie chrétienne, elle nous apporte le pardon, elle nous présente et nous approprie l'œuvre rédemptrice du Christ. Elle n'a rien à voir avec la communauté. Dans le schéma de Friedrich Schleiermacher, elle se situe entre le Christ et le fidèle.
 
Christ --------------► Fidèle --------------► Église
                                           ▲
                                         Cène
 
Dans la Cène, telle que la comprennent les écrits symboliques du luthéranisme, il s'agit essentiellement, principalement, presque uniquement du croyant et de sa vie personnelle. On insiste sur sa relation avec Dieu, et tout se passe entre Dieu et lui. La communauté viendra ensuite, après, plus tard. La Cène est un acte privé. Les textes luthériens soulignent fortement qu'elle m'atteste que la grâce de Dieu est mienne, qu'elle est pro me (« pour moi »). En 1550, dans un commentaire de la Confession d'Augsbourg, Philippe Mélanchthon souligne le caractère non seulement personnel, mais même individualisant de la Cène. Il écrit : « si la prédication de l'évangile sur la grâce du Christ s'adresse à tous en général, l'usage du sacrement montre qu'elle est destinée et donnée à chacun en particulier. Ainsi l'usage du sacrement est pour chaque fidèle un témoignage que la grâce s'applique à lui, afin que chacun sache qu'elle lui est aussi donnée et appliquée ». La prédication annonce la grâce à la cantonade, de manière générale ; la Cène me la murmure en particulier, individuellement, en me signifiant que cette annonce ne s'adresse pas seulement à tous, mais aussi et surtout qu'elle me concerne personnellement.
 
3. Deux pratiques de la Cène
 
La différence entre Martin Luther et Ulrich Zwingli s'inscrit parfois dans la manière même de distribuer le pain et le vin. Il y a des Cènes, où les fidèles s'avancent les uns après les autres vers la table de communion. Elles correspondent plutôt à une sensibilité luthérienne. Il y a des Cènes où l'on se met en cercle autour de la table de la communion. Elles correspondent plutôt à une sensibilité zwinglienne. Pour le luthéranisme, la Cène isole, elle me met en tête à tête avec Dieu ou avec le Christ. Elle représente le moment où Dieu vient vers moi et m‘atteste personnellement mon salut. On admet donc « une communion privée qui se fait à la maison ». Pour le zwinglianisme, la Cène réunit, rassemble, me fait entrer dans la communauté des frères. Comme l'écrit Emil Brunner, elle est « un acte que l'on ne peut faire qu'à plusieurs » ; elle représente le moment où le croyant témoigne publiquement de ce qu'il a déjà reçu, du salut qui lui a été donné auparavant, et où il en tire les conséquences vis-à-vis de ses frères et devant le monde. Les luthériens inscrivent la Cène dans la perspective du salut et de la justification, et Ulrich Zwingli dans celle du témoignage et de l'engagement des chrétiens.
 
Jean Calvin tentera d'allier les deux perspectives. Pour lui le sacrement a deux aspects. D'abord, un aspect personnel ; en elle Dieu vient vers nous ; il nous atteint et nous touche, il entre en relation avec nous. Ensuite, un aspect communautaire et ecclésial ; la Cène témoigne de ce que Dieu fait pour moi, elle est l'acte par lequel le croyant exprime son lien avec le Christ et son engagement dans l'Église. Reste à savoir si la théologie de Jean Calvin opère une synthèse harmonieuse et féconde, ou si elle représente un compromis artificiel et fragile entre Ulrich Zwingli et Martin Luther. On a défendu les deux opinions.
 
4. Les premières célébrations réformées
 
J’en arrive à ma quatrième partie, où je vais raconter comment les premières communautés réformées ont célébré au seizième siècle les sacrements. En Suisse, dans les cantons de Zurich, de Bâle et de Berne, les villes et les villages se convertissent massivement au protestantisme, le prêtre devient pasteur, et les églises précédemment catholiques sont transformées en temples. Les réformés modifient les édifices, les anciennes églises, dont ils héritent.
 
Le baptême
 
L'un des premiers changements qu'ils opèrent concerne le baptistère. Ils l'enlèvent du seuil ou de l'entrée de l'église, où il se trouvait en général, pour le mettre soit au centre soit au fond (dans le chœur). Ce déplacement indique tangiblement une première rupture. Il souligne que la célébration du baptême n'introduit pas dans l'église, n'y fait pas pénétrer. Le baptême reçoit ou accueille quelqu'un qui y est déjà entré. Alors qu’il n’a pas encore été aspergé d'eau au nom de Jésus-Christ, le futur baptisé fait partie de l'église, il en est membre par la grâce de Dieu. Le baptême exprime, manifeste publiquement une appartenance qui lui est antérieure. Il prend acte et témoigne de ce qui s'est passé avant qu'il ne soit administré, un peu comme l'inscription à l'état civil enregistre et officialise une naissance ou un décès qui l'ont précédée. « Par le baptême, écrit Ulrich Zwingli, l'église reçoit publiquement celui qui y a été reçu auparavant par la grâce. » Aussi, pour les réformés, on peut faire partie de l'église sans être baptisé. Toutefois, on juge anormal qu'un membre de l'église ne reçoive pas le baptême. Le déplacement du baptistère exprime cultuellement et culturellement un changement de compréhension du baptême : il n’est pas l’acte qui fait entrer dans l’Église, il est la cérémonie qui témoigne et certifie publiquement qu’on lui appartient.
La Cène
 
En ce qui concerne la Cène, les réformés introduisent trois séries de changements spectaculaires par rapport aux habitudes antérieures.
 
- Premièrement, ils suppriment l'autel et installent une table au milieu de la nef, au centre de l'assemblée et non pas dans un chœur surélevé. Encore aujourd'hui dans beaucoup de temples du canton de Zurich, la table de communion (souvent octogonale pour qu'on ne puisse pas la confondre avec un autel) se trouve au milieu de l'allée centrale, au croisement avec une allée latérale, assez loin de la chaire et jamais juchée sur une estrade. On indique ainsi que la cène est l'affaire des fidèles. Ce sont eux qui la célèbrent. L'officiant est seulement le représentant de l'assemblée (pas celui du Christ). Il n'a pas de privilège ou de prérogative dans la célébration. Si la table de communion a une place bien marquée, mais non dominante, par contre on met la chaire en hauteur et on oriente les bancs des fidèles vers elle, ce qui indique bien que l'essentiel du culte réside dans la prédication, non dans le sacrement qui lui est subordonné. La différence avec le catholicisme et le luthéranisme s'inscrit dans la disposition même des lieux.
 
- Deuxièmement, plus souvent, semble-t-il, en Hollande qu'en Suisse, les fidèles communient assis autour de la table (par tablées successives, si nécessaire). À Zurich, on utilise des coupes et des plats de bois, autrement dit, la vaisselle domestique alors la plus commune. On distribue du pain courant, celui qu'on mange tous les jours, le « pain quotidien », qui a du goût, dont on prend une grosse bouchée et qu'on mastique énergiquement, alors que les hosties sont insipides et qu'on les avale d'un coup. On verse le même vin que celui qu’on sert habituellement à table et on en boit une bonne gorgée. Toute cela a pour but de désacraliser la cène et de la rapprocher le plus possible de ce qui se passe dans la vie ordinaire. Les réformés mettent l'accent sur la convivialité avec le Christ et entre frères dans la foi. Il ne s'agit pas tant de célébrer un mystère extraordinaire que de signifier la présence du christ dans la vie quotidienne et de rappeler qu'il participe à chacun de nos repas. Nos occupations les plus banales ne nous éloignent pas de lui. Sa proximité est constante. La cène ainsi célébrée renvoie plus aux repas communautaires de Jésus et de ses disciples qu'à un rituel sacrificiel.
 
- En troisième lieu, on célèbre la cène quatre fois par an, et non chaque dimanche (Jean Calvin a essayé d'introduire une célébration hebdomadaire à Genève, mais n'a pas été suivi ; occasion de rappeler que réformé et calviniste ne sont pas des termes synonymes). Cette relative rareté a deux motifs. D'abord, elle souligne qu'au centre ou au cœur du culte, il y a la lecture de la Bible et la prédication, et non le sacrement. Un culte sans cène est aussi complet qu'un culte avec cène. Ensuite, cette fréquence trimestrielle permet de faire de la célébration de la cène un moment festif, où tout le monde s'efforce de venir, où toute la paroisse se rassemble, de même que dans une famille la célébration d'un anniversaire donne l'occasion de se retrouver et de marquer dans un moment à part une unité et une affection mutuelles qu’on ne peut pas manifester tous les jours. Si on célébrait chaque semaine le jour de la naissance d'un de ses membres, ces célébrations deviendraient banales, ne mobiliseraient pas de la même manière ; elles perdraient de leur force symbolique et affective (la comparaison vient de d'Ulrich Zwingli). Autrefois, en Suisse, en France, et encore aujourd'hui dans certaines paroisses réformées des Pays-Bas et d'Écosse, la table de communion n'est pas installée en permanence dans le lieu de culte ; on la dresse seulement quand on célèbre la cène, ce qui oblige à des aménagements (il faut changer la disposition des lieux) et met en valeur cet aspect d'une fête qui sort de l'ordinaire.
 
Au départ, la cène réformée évoque la vie de tous les jours, l'existence quotidienne avec ses repas ordinaires et ses fêtes de famille. Elle souligne la présence du Christ dans nos demeures et dans l'existence profane. Au fil des siècles, elle s'est considérablement ritualisée ; elle s’est rapprochée du cérémonial catholique et luthérien. Elle n'évoque plus guère aujourd'hui la convivialité, la commensalité, la fête familiale tellement soulignées par la première génération réformée. J’y vois une perte et, à mon sens, les réformés retrouveraient leur ligne propre, leur message originel, leur contribution spécifique à la communauté œcuménique, s'ils associaient la cène soit à des repas de paroisse soit à des apéritifs en fin de culte, en introduisant des éléments liturgiques dans ces moments conviviaux.
 
André Gounelle,
Professeur émérite de la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier
 
Source : Communauté de Pomeyrol, conférence du 23 avril 2006
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Publié dans La Cène, André Gounelle

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