Humanisme et théocratie : les racines de la violence au Proche-Orient

Publié le par Christian Amphoux

En travaillant sur Jérémie Septante – la version grecque du livre biblique de Jérémie –, dont je prépare la traduction française annotée pour la collection de la Bible d’Alexandrie, j’ai découvert une connexion nouvelle et inattendue entre le monde grec et la Bible ; et cette connexion me paraît de nature à fournir un éclairage nouveau pour expliquer la violence du monde dans lequel nous vivons. La presse, en effet, et dans une certaine mesure les historiens eux-mêmes, établissent des corrélations entre des faits récents, qui sont insuffisantes pour rendre compte de l’ampleur de cette violence qui sévit en particulier au Proche-Orient : il faut donc chercher dans les racines des causes plus profondes, concernant les phénomènes que nous n’avions pas prévus et qui nous dépassent.
 
Le monde grec ancien
 
Le récent conflit sur l’école, à propos d’une loi de modernisation scolaire, qui voulait alléger l’enseignement du grec et du latin, illustre l’importance symbolique que conservent ces deux langues, étudiées par un nombre limité d’élèves et maîtrisées par une infime proportion des adultes. La Grèce antique garde dans l’esprit de beaucoup de gens instruits le sens d’une de nos principales racines : pays de l’invention de la démocratie, de la philosophie, de l’art plastique dans sa forme la plus idéalisée, répandu par les Romains dans tout le bassin méditerranéen et au-delà, mais encore pays de la musique, puisque c’est à Pythagore que nous devons notre gamme, et pays des débuts de la science, puisque les principes fondamentaux de la géométrie, par ex., sont associés à des noms d’auteurs grecs : axiome d’Euclide, théorème de Pythagore…
 
Mais la Grèce antique est à la fois moins et plus que ce qu’on lui prête. Elle n’a pas inventé ce riche patrimoine qui vient bien d’elle, elle a d’abord reçu les connaissances élaborées par les grandes nations du Proche-Orient, en particulier la Mésopotamie, l’Égypte et la Perse, qu’elle administre à partir de l’empire d’Alexandre, mais avec lesquels ses contacts sont alors nombreux depuis plusieurs siècles : la Grèce a fait, dès la fin du vie siècle avant notre ère, la synthèse des connaissances proche-orientales. Au ve siècle, après avoir résisté à la domination des Perses, la Grèce devient le berceau de notre culture fondée sur la diversité littéraire et les idées de liberté et de partage du pouvoir. Il n’y a pas avant la Grèce de littérature comparable à celle qui se développe à Athènes au temps de Périclès et dans les générations suivantes. Mais ce que la Grèce a de plus remarquable avec ses penseurs, c’est que les dieux passent au second plan et que la préoccupation centrale est celle de l’homme. La Grèce est ainsi le berceau de l’humanisme.
 
La sagesse biblique
 
On trouve dans la Bible un hommage voilé à cette grandeur de la Grèce : je dis « voilé », parce que l’hommage n’est pas en clair, il apparaît dans un passage énigmatique qui ne se comprend que par une explication venant né­cessairement d’un spécialiste. Je pense au passage sur les fleuves du paradis, en Genèse 2, 10-14, dont voici la traduction de la Bible Osty-Trinquet :
(10) Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin et de là se divisait pour former quatre bras. (11) Le nom du premier est Pichôn, c’est lui qui contourne tout le pays de Hawila, où il y a l’or, (12) et l’or de ce pays est bon ; là se trouvent le bdellium et la pierre d’onyx. (13) Le nom du deuxième fleuve est Guihôn ; c’est lui qui contourne tout le pays de Kouch. (14) Le nom du troisième fleuve est Tigre ; c’est lui qui coule à l’orient d’Assour. Le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate.
 
L’explication habituelle en reste au caractère énigmatique du passage : trois des quatre fleuves nommés sont identifiés à celui d’Égypte (le Guihôn = Nil) et à ceux des Mésopotamie (le Tigre et l’Euphrate), et le premier nommé reste d’identification incertaine, on a pensé au Jourdain, mais aussi à l’Indus ou encore au Danube, comme limite du monde connu.
 
Mais une exégèse récemment proposée[1] apporte au passage un sens plus convaincant : le fleuve qui sort du paradis n’est pas nommé, et le dernier fleuve, l’Euphrate, n’est associé à aucun pays ; une vieille règle d’exégèse invite, dans ce cas, à associer l’Euphrate à l’Éden et à voir dans les trois autres les affluents de l’Euphrate ; on sort alors de la géographie pour entrer dans une explication métaphorique. L’eau des fleuves représente les sagesses des pays concernés par ces fleuves. Or, en continuant la lecture de la Genèse, on peut associer Pichôn et Guihôn à l’Égypte (Cham, deuxième fils de Noé) et Tigre à la Mésopotamie (Sem, premier fils de Noé), tandis qu’aucun fleuve n’est directement associé à Japhet, troisième fils de Noé ; et la même règle invite à associer l’Euphrate à ce troisième fils : l’Euphrate est donc l’image de la sagesse des Grecs, c’est-à-dire la philosophie, comme synthèse des sagesses antérieures, de Mésopotamie et d’Égypte en particulier.
 
Cette exégèse ne s’est pas transmise dans la tradition chrétienne, mais elle est connue par certains auteurs de l’antiquité, en particulier celui de l’épître de Jacques faisant partie du Nouveau Testament, dans laquelle il est question de réunir un courant double (la loi et la foi) et un courant simple (la langue, c’est-à-dire la sagesse humaine) en une synthèse (la grâce), autrement dit de faire la synthèse de l’enseignement des apôtres (la loi), de Paul (la foi) et des Hellénistes (la langue), qui se sont séparés des apôtres dès les premiers temps de la communauté primitive, en recevant le message des paroles de Jésus (la grâce) proposé par l’auteur.
 
Mais, dès la rédaction du livre de Jérémie, l’interprétation de l’Euphrate comme la synthèse des sagesses réalisée dans le monde grec est connue et donne lieu à de nouveaux développements. Voici le passage où Jérémie parle de l’Euphrate (Jr 13, 1-7, trad. Osty-Trinquet) :
(1) Ainsi me parla Yahvé : Va t’acheter une ceinture de lin ; tu la mettras sur tes reins et tu ne la tremperas pas dans l’eau. (2) J’achetai la ceinture, selon la parole de Yahvé, et je la mis sur mes reins. (3) La parole de Yahvé m’advint une seconde fois, en ces termes : (4) Prends la ceinture que tu as achetée et qui est sur tes reins, puis debout ! va à l’Euphrate, et là tu la cacheras dans une fente du roc. (5) J’allai la cacher près de l’Euphrate, selon ce que m’avait commandé Yahvé. (6) Or, au bout de nombreux jours, Yahvé me dit : Debout ! va à l’Euphrate et de là reprends la ceinture que je t’avais commandé d’y cacher. (7) J’allai à l’Euphrate, je creusai et repris la ceinture de l’endroit où je l’avais cachée. Et voilà que la ceinture était détruite ; elle n’était plus bonne à rien.
 
Le double voyage de Jérémie jusqu’à l’Euphrate, qu’implique ce passage, fait difficulté pour une lecture géographique, car l’Euphrate coule fort loin de Jérusalem, où réside Jérémie. En revanche, l’exégèse des fleuves du paradis proposée par Bernard Barc aboutit à un sens satisfaisant : la ceinture de lin, pièce du vêtement sacerdotal, représente l’enseignement du temple de Jérusalem, et l’Euphrate, la philosophie grecque. Jérémie part donc sur l’ordre de son dieu se former à la philosophie ; et lors d’un deuxième voyage, il prend acte de ce que la philosophie est incompatible avec l’enseigne­ment du temple.
 
Bien entendu, ces deux passages de la Genèse et de Jérémie ne peuvent avoir été écrits avant l’intégration de Jérusalem au monde grec, autrement dit avant le cours du iiie siècle avant notre ère ; mais cela ne fait plus difficulté, certains chercheurs admettent que la Genèse a été écrite entre – 250 et – 200, d’autres datent de cette période la rédaction finale qui aurait inclus le passage sur les fleuves du paradis, admettant qu’il a existé d’autres rédactions plus anciennes ; quant à Jérémie, d’autres chercheurs ont conclu que la rédaction finale du texte hébreu datait de vers – 140 et que la version grecque du livre traduisait un texte hébreu antérieur, ce qui ouvre la possibilité que cette rédaction se soit faite également entre – 250 et – 200.
 
On comprend à travers le deuxième sens de ces deux textes que Jérusalem, au cours du siècle où la ville dépend du royaume d’Égypte dont la capitale est Alexandrie, a pris connaissance de la philosophie et conclu que cette forme de sagesse était incompatible avec la pensée du temple. Mais quelle est donc la nature de cette incompatibilité ? Le genre littéraire choisi par Jérémie, qui est loin d’être un cas unique dans la Bible, éclaire la réponse à cette question. A la place du philosophe, qui procède par questions pour faire avancer son interlocuteur vers une vérité nouvelle, c’est un dieu juste et vengeur qui est le principal interlocuteur, rappelant à son peuple la loi, critiquant son esprit rebelle et sa perpétuelle désobéissance, le menaçant de sanction lourde, comme la dévastation de son pays par une puissante armée étrangère et lui promettant simplement qu’il sera opprimé, mais pas totalement anéanti.
 
Humanisme et loi divine
 
Ainsi, à l’heure où se répand la philosophie grecque, élaborée au cours du ive siècle principalement, plaçant l’homme au centre d’un questionnement sur lui et sur le monde qui l’entoure, le temple de Jérusalem résiste à cet enseignement qui fait une place trop réduite au divin et développe pour son propre peuple une ligne directrice opposée, se servant des outils mis à sa disposition par la culture grecque : les événements tragiques que vit un peuple envahi, opprimé, déplacé, persécuté, ne sont pas sans lien avec son attitude vis-à-vis de son dieu. Au-dessus de toute considération humaniste ou humaine, la Bible affirme l’impérieuse nécessité de soumission à Dieu, pour éviter la mort éternelle. Dieu impose à l’homme sa loi, qui est au-dessus du respect de la vie humaine ; si bien que l’humanisme paraît faire abstraction de ce qui lui est supérieur et devient de ce fait un chemin de rébellion contre Dieu. Entre le temple de Jérusalem et l’école de philosophie naît alors le conflit d’idées qui oppose, encore aujourd’hui, deux logiques, celle des droits de l’homme et celle de la loi de Dieu. Et de ces deux logiques vont naître nos deux racines principales : d’un côté, la culture gréco-romaine, et de l’autre, la tradition judéo-chrétienne.
 
Jérémie est nommé par Dieu dès sa jeunesse « prophète pour les nations » (Jr 1, 5) ; après lui, Jonas sera envoyé convertir le monde païen représenté par Ninive. La religion du temple de Jérusalem n’est pas destinée à rester celle d’un auditoire limité, mais à s’ouvrir à l’ensemble de l’humanité, autrement dit à contraindre tous les peuples autant qu’elle a d’abord contraint le peuple juif à l’obéissance à la loi imposée par son dieu. Cette religion universelle se réalisera avec le christianisme, d’abord dans l’empire romain, puis aux marges de celui-ci, s’orientant vers la conversion contrainte des peuples voisins. De cette contrainte naîtra l’islam et son rapport conflictuel avec la tradition judéo-chrétienne, à laquelle il tente de substituer une nouvelle tradition, mais en conservant le principe d’une loi divine au-dessus des droits de l’homme. Et dans l’islam, la même tension se développera que dans le christianisme entre humanisme et loi divine, entre philosophie et théologie, entre respect de l’homme et soumission à Dieu.
 
Les Lumières, au xviiie siècle, se sont opposés à la religion catholique, accusée de tyranniser l’homme au nom de la loi de Dieu, et le conflit a abouti à la Révolution française qui a mis fin à l’omnipotence de l’Église et ouvert la porte à plus de liberté pour la personne humaine. Mais au xixe siècle, les deux traditions de l’humanisme et de la loi de Dieu se sont entendues pour coloniser et évangéliser une large partie de la planète, avec les résultats que l’on connaît et qui demeurent controversés. Au même moment, en Europe, la conscience humaniste se développe, se heurtant aux résistances des pouvoirs en place, dont elle combat l’autocratie. Alexandre Herzen a été l’un des témoins et l’un des artisans de ce combat. L’humanisme gagne donc du terrain, mais la loi de Dieu fournit une arme à ses opposants, qui en font un usage souvent dévoyé.
 
Les affrontements entre le France et l’Allemagne, qui dégénèrent en guerres mondiales, étaient une résurgence des vieilles guerres territoriales ; la seconde a voulu en plus anéantir le peuple juif, dont venait le legs de la loi divine, devenue loi infernale tournée contre lui. Après cette guerre, le climat de guerre froide a opposé en un couple nouveau partisans et adversaires de la liberté individuelle, les uns favorisant les forces du profit – le capitalisme –, et les autres le pouvoir de l’État assimilé à l’intérêt général – le communisme –. Ce pouvoir d’État était une reprise de la loi de Dieu, mais sans dieu.
 
La chute du mur de Berlin, en novembre 1989, a donné le sentiment qu’une nouvelle ère s’ouvrait et qu’elle serait marquée par le triomphe des valeurs de liberté et de paix. Mais c’était oublier que dans les conflits soldés par les traités de paix qui ont mis fin aux deux guerres mondiales, il y avait, parmi les laissés-pour-compte, les peuples du sud et de l’est méditerranéen, qui avaient accédé depuis peu à leur indépendance politique, mais restaient gouvernés par une élite souvent favorable à l’Occident et sans légitimité populaire. Et de cette situation est né un nouveau conflit, dans la synthèse qu’une frange de l’islam a établie entre humanisme et loi divine.
 
La nouvelle synthèse, à partir du 11 septembre 2001, se fait au détriment de l’humanisme. La loi de Dieu prend toute la place et s’impose avec autant de rage et d’abominations que l’inquisition l’avait fait, jusqu’à la Révolution française, qui retire à l’Église son droit d’exercer la justice. La loi de Dieu devient une arme de combat, pour rétablir un équilibre entre l’Occident et le monde arabo-musulman, puis pour fonder à ce titre un nouveau pouvoir central fort qui prenne le relais de ce qu’a été l’empire arabe, puis l’empire ottoman. Mais ceux qui veulent devenir les nouveaux maîtres agissent en forcenés et en destructeurs, ils ne se montrent pas dignes de leur projet et font davantage penser aux totalitarismes occidentaux, aux nazis en particulier, dont l’Occident s’est lentement débarrassé après beaucoup de souffrances.
 
Ainsi, depuis vingt-quatre siècles, l’humanisme et la loi divine se com­binent et se combattent, engendrant des sociétés qui à leur tour se combinent et se combattent. Au bout du chemin, il y a l’espoir d’une société meilleure ; mais le chemin est sans doute encore long, pour y parvenir…
 
Christian Amphoux,
chercheur en philologie grecque,
historien du texte biblique
 
Document aimablement adressé par l'auteur pour publication
 

[1] Bernard Barc, Les arpenteurs du temps, Histoire du texte biblique 5, Lausanne, 2000, p. 90-103.
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Publié dans Essais, Christian Amphoux

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