Un « presque rien »

Publié le par la rédaction

Culte au Temple Saint-Martial (EPU d'Avignon),
le 20 novembre 2016
 
 
prédication de Michel Bertrand,
professeur émérite et doyen honoraire de la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier
 
 
« Venez à l’écart, dit Jésus, et reposez-vous un peu ». Quand les tragédies de l’histoire et les cris de la terre envahissent nos vies, qui ne serait disposé à suivre le Maître à l’écart pour retrouver un peu de paix ? Quand il nous arrive d’être submergés de sollicitations multiples, qui ne serait réceptif à une telle invitation au repos ? Quand notre famille, nos amis, notre Église réclament de nous une disponibilité infinie, qui ne serait prêt à suivre Jésus dans un lieu désert ?
 
En tout cas pas les disciples qui reviennent fourbus de leur envoi en mission. Il est vrai qu’ils se sont montrés particulièrement performants. Par leur prédication, ils ont chassé les démons, guéri les malades, suscité des conversions. C’est pourquoi ils sont légitimement fiers, et sans doute pressés, de rapporter à leur Maître « tout ce qu’ils ont fait ».
 
Car, comme nous, ils mesurent leur fidélité aux critères de ce monde, ceux de la réussite, de l’efficacité et du résultat. Nous connaissons bien cette obsession du « faire » qui habite notre société. Cette forme profane de salut par les œuvres qui envahit notre existence jusqu’à l’épuisement. Faire, faire, toujours faire.
 
Sauf que pour Jésus, visiblement, « ça ne va pas le faire » comme on dit aujourd’hui ! Interrompant, l’activisme missionnaire de ses disciples, il leur propose de « venir à l’écart » et de « se reposer un peu ». Et pour cela, il va même les « mener en bateau », au propre et au figuré. Car, on le verra, leur escapade en barque ne sera pas de tout repos. Elle va même déboucher sur une sérieuse remise en question de leur compréhension de l’évangélisation.
 
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Alors je vous propose de nous laisser, nous aussi, « embarquer » par Jésus. Solidaires à la fois de cette foule désorientée et de ces disciples déconcertés qui nous ressemblent étrangement.
 
Et d’abord cette foule qui ne lâche pas Jésus et les siens. Même quand ils essaient de lui échapper, elle les rattrape, ne leur laissant aucun répit et les privant de tout repos. En effet, souligne le texte il y a « beaucoup de monde », les gens « vont », ils « repartent », ils « courent », tels sont les verbes employés, comme si leurs mouvements désordonnés disaient déjà quelque chose de l’incertitude et de l’ambiguïté de leur quête. Ils sont perdus, déboussolés, à la recherche d’une Parole pour orienter leur vie. Aussi veulent-ils écouter encore et encore ce prédicateur qui a fait monter en eux une folle espérance.
 
Alors, devant « ces brebis qui n’ont pas de berger », il est dit que Jésus « est ému de compassion », littéralement « pris aux entrailles », par le désarroi de ces gens. Ainsi, avant de dire et de faire quoi que ce soit, Jésus commence par écouter et accueillir leur détresse. Par cette attitude, il rappelle à ses disciples, grisés par leurs premiers succès missionnaires, que leur priorité n’est pas d’abord de faire, fut-ce avec efficacité. Mais c’est de se laisser toucher par les souffrances et les attentes des foules qui se pressent.
 
Ce qui signifie que nous-mêmes, avant d’être une Église de la Parole, devons être une Église de l’écoute. Une Église « émue de compassion »  qui écoute les pleurs et les peurs qui montent de la terre. Une Église qui entend le désarroi et les questions « des foules sans berger ». L’évangélisation commence là. C’est seulement dans cette écoute que nos paroles, notre prière, nos actes pourront prendre en charge toutes les faims des hommes : misère matérielle, soif spirituelle, quête de sens…
 
Pour autant, Jésus n’ignore pas la dangereuse versatilité de cette foule désorientée. Il sait bien que peu à peu un écart se creusera, jusqu’à la rupture, entre les attentes de cette multitude et le royaume qu’il annonce. Il sait que cette foule qui aujourd’hui l’écrase de son admiration, demain l’accablera de son opprobre et de son mépris.
 
De même nous savons bien que le « peuple », si souvent invoqué en ce moment par les politiques, le peuple avec ses craintes et ses colères irrationnelles, n’a pas toujours raison. La Bible, l’histoire et l’actualité nous rappellent ses erreurs et ses errances. En effet, les foules « sans berger », les peuples en souffrance, finissent parfois par s’en remettre à de mauvais bergers, religieux ou politiques. Car eux au moins les rassurent. Quitte à les faire marcher au pas. Au pas de la loi ! Leur loi de mort porteuse de haine et de violence.
 
Ce n’est pas un hasard si entre l’envoi en mission des disciples et l’épisode de la multiplication des pains, l’évangéliste insère et décrit un autre repas. Le banquet funeste au cours duquel Hérode ordonne et met en scène la décapitation de Jean-Baptiste. Et nous qui avions pensé et espéré que ces horreurs terrifiantes avaient disparu. Nous qui aurions voulu oublier vers quels malheurs et quelles barbaries peut conduire la folie meurtrière des forces du mal. Hérode est ici la figure des mauvais bergers de ce monde, ceux qui sous la pression de la foule conduiront Jésus à la croix.
 
C’est pourquoi il est si important d’écouter les peines et les tourments de nos sociétés en crise. Ces inquiétudes et ces révoltes qui font le lit des populismes racistes et xénophobes que l’on voit déferler aujourd’hui sur l’Europe et ailleurs dans le monde. Écouter aussi cet immense besoin de reconnaissance de ceux qui se sentent oubliés et qui réclament d’être accueillis tels qu’ils sont, et non comme on voudrait qu’ils soient. Tout simplement parce qu’ils sont, eux aussi, comme chacun de nous, au bénéfice de la compassion du Christ.
 
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Une compassion qui, toutefois, ne se limite pas à écouter. On le voit dans ce passage où Jésus va aussi agir. Et pour cela il sollicite ses disciples, et nous avec eux, afin de soulager ces vies blessées, cabossées, déchirées, qui peuplent notre monde. C’est notamment, en ce moment, l’appel de notre Église et de l’A.C.A.T. pour « l’accueil des exilés ». Ces foules errantes, ces « foules sans berger » qui se pressent à nos frontières, fuyant la guerre, le terrorisme ou la misère.
 
Voyons alors comment les disciples vont mettre en pratique cette compassion à laquelle Jésus les appelle. Une compassion qui semble d’ailleurs, à première vue, ne pas faire défaut à ces disciples zélés. En effet Jésus n’en finissant plus de prêcher, ils craignent que ces pauvres gens finissent par tomber d’inanition… et eux avec ! Toujours désireux de bien faire et soucieux de maîtriser la situation, ils suggèrent à leur Maître de les « renvoyer » afin qu’ils aillent quérir de quoi manger.
 
Mais Jésus leur répond : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ». Ce nouvel ordre a de quoi surprendre quand on sait qu’il s’adresse à des hommes fatigués à qui il avait lui-même proposé de se « reposer un peu ». Il n’est donc pas étonnant qu’il déconcerte les disciples. On perçoit même une pointe d’irritation voire d’insolence dans leur réaction faussement naïve : « nous faut-il aller acheter pour deux cents deniers d’argent ? ».
 
Car au fond ils sont réalistes ces disciples, ils ont les pieds sur terre et nous nous sentons proches d’eux. On les comprend quand ils s’interrogent sur ce projet et sur son coût, comme nous le faisons dans nos Églises, nos associations ou nos vies personnelles. Ils connaissent le prix de la baguette de pain ! Et puis, nous le savons bien, on nous l’a assez dit, « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Nourrir une foule aussi nombreuse coûterait « 200 deniers » et, décidément, çà ne rentre pas dans le budget de leur paroisse. En plus on n’est pas sûr du tout que ces gens, que Jésus demande de nourrir, soient ou deviennent de bons croyants dûment convertis !
 
De surcroît, c’est de l’annonce de la Parole que Jésus les a chargés, pas de l’intendance. Après tout la diaconie et l’entraide sont là pour çà. Par conséquent, ils veulent bien nourrir les gens de « bonnes paroles », s’occuper de leur âme, mais pour le reste qu’ils se débrouillent et se prennent en main. Là encore, de « bons apôtres » nous le rappellent chaque matin : les pauvres ne doivent pas devenir des assistés !
 
Décidément, il est loin le temps où des mains invisibles écrivaient sur les murs de nos villes « soyez réalistes, demandez l’impossible ». C’est pourtant cet impossible à vues humaines que Jésus va demander à ses disciples, bousculant leur réalisme qui n’est souvent, aujourd’hui, que l’autre nom du cynisme et de notre égoïsme.
 
Car je dois dire que lorsque je me promène dans les rues de nos villes, quand je regarde ma propre vie, j’ai du mal à penser que nous n’avons rien à donner, ni à partager. Pourtant je rechigne, moi le premier, et nous rechignons, comme les disciples rechignent, quand Jésus leur dit « donnez leur vous-mêmes à manger ». Au point qu’il doit revenir à la charge, presque agacé, insistant même : « combien avez-vous de pains ? Allez voir ! ». Il y a dans cette question une ironie cruelle, car devant l’insistance de Jésus, les disciples vont être obligés de reconnaître non seulement leur incompréhension mais encore leur désobéissance. En effet, lors de l’envoi en mission, vous l’avez entendu, Jésus leur avait dit de ne prendre «  ni argent, ni sac… ni pain » !
 
Or les disciples ont quand même emporté quelques provisions pour la route. Un bien maigre casse-croûte il est vrai, un « presque rien », mais qu’ils pensaient garder discrètement pour eux. Sans doute considéraient-ils, toujours réalistes, que ce serait de toutes façons insuffisant pour nourrir cette foule. « Cinq pains et deux poissons », c’est en effet dérisoire, quand on rêve de toute-puissance évangélique. Ils sont comme nous, quand nous nous sentons démunis et impuissants devant les menaces et les drames qui envahissent notre pays et notre terre.
 
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C’est pourtant à partir de ce « presque rien » que Jésus va rassasier la foule. Il ne va pas s’y prendre, de manière spectaculaire, comme sans doute ses disciples l’auraient attendu, en vue d’impressionner la foule et convertir en masse. Mais il prononce simplement « une bénédiction », il « rompt le pain », il met en circulation le « presque rien » des apôtres et la foule est nourrie. Par ces gestes, si ordinaires, le Christ propose aux disciples une compréhension de l’évangélisation, différente de celle, triomphante, qu’ils avaient conduite jusque là. Ils doivent maintenant comprendre que l’Évangile d’un crucifié ne se révèle pas dans la force d’une évidence qui s’impose, mais dans la fragilité d’une vie qui s’expose.
 
Ici commence pour l’Église et pour chaque croyant l’humble mission du « presque rien ». Puisque c’est en effet du manque des disciples, de leur indigence, de leur incompréhension, et même de leur désobéissance, que le Christ va susciter la surabondance. C’est pourquoi, frères et sœurs, même quand nous sommes insatisfaits de nos réalisations, même quand nous sommes fatigués ou maladroits comme les disciples, même quand les forces déclinent avec l’âge ou la maladie et que le champ d’action se rétrécit, même quand nous croyons n’avoir plus rien à donner, ne nous décourageons pas. Car le Christ nous dit qu’il est possible de partager le « presque rien » que nous avons encore. Le « presque rien » que nous pensons ne plus avoir… et que nous avons pourtant. Le « presque rien » que nous avons… et que, peut-être, nous aimerions bien garder pour nous.
 
Sauf que les « foules sans bergers », et ce sont aussi parfois nos plus proches prochains, sont toujours là, et elles attendent, et elles ont faim de parole et de pain. Alors « allez voir » dit Jésus. Alors, allons voir, chers amis, et cherchons bien au fond des poches et des sacoches de nos vies, il doit certainement nous rester encore quelque chose à donner et à partager.
 
Ne serait-ce qu’un « presque rien » à confier à la grâce de Dieu.
 
Amen
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