Création ou action créatrice de Dieu ?
Le récit de la création
Lecture théologique
du premier chapitre de la Genèse
par André Gounelle
Pour la troisième fois, je présente à l’Académie une communication sur un passage de la Bible. En 1996, j’y ai parlé du sacrifice interrompu d’Isaac et en 2001 de la naissance de Jésus. Je vais suivre aujourd’hui les deux mêmes principes de lecture que dans ces études précédentes.
1. Premièrement, j’utilise le plus possible des travaux des historiens. Je m’en sers pour resituer, autant que faire se peut, chaque texte biblique dans son contexte, pour l’éclairer par ce que nous savons des mentalités, des manières de raisonner, des situations et des idées de l’époque. Les écrits bibliques ne sont pas intemporels ; ce sont des textes de circonstance, qu’on comprend mal si on ignore le milieu dans et pour lequel ils ont été rédigés. La Bible exprime une substance religieuse dans une forme culturelle. Il importe de ne pas confondre la substance, le fonds, avec la forme qui l’exprime.
En ce qui concerne le premier chapitre de la Genèse, les historiens ont établi avec une très haute probabilité qu’il a été rédigé au moment ou au retour de l’exil à Babylone d’une partie de l’élite juive, donc à la fin du 5e ou au début du 4e siècle avant notre ère. Il n’est pas exclu que le rédacteur ait utilisé des traditions orales antérieures. En tout cas, la mise par écrit se fait à un moment où dans le Proche-Orient dominent trois cultures : celle de Babylone, celle de la Grèce, et celle, un peu en déclin, de l’Égypte. Nous verrons que ce cadre culturel a de l’importance et qu’il explique certains aspects de notre texte. Son rédacteur, dont nous ignorons tout, connaît les grands courants religieux et philosophiques de son époque, et il a le souci de mettre en évidence les spécificités ou les originalités de la foi juive. Il emprunte aux autres peuples des récits et des thèmes mythologiques, mais pour s’en démarquer, pour leur faire dire autre chose, pour leur donner un sens différent. On pense en général que le premier chapitre de la Genèse a été rédigé pour un usage liturgique. On le chantait, très probablement, au cours d’une procession lors des cérémonies de commencement d’une année nouvelle. Plutôt que d’un récit, il faudrait parler d’une récitation.
2. Un second principe commande l’étude que je fais des textes bibliques. J’y cherche un message ou une prédication, ce qui justifie que je parle d’une lecture théologique ou religieuse. Une approche historique se préoccuperait des faits, des événements que relate le récit, elle s’attache au rapport du texte avec ce qui le précède : en donne-t-il ou non une description exacte ? Ce problème, je ne l’ai posé ni dans ma communication sur le sacrifice d’Isaac ni dans celle sur la naissance de Jésus, même si on l’a soulevé dans le débat qui a suivi. Je ne nie pas la légitimité de cette interrogation, mais je pense qu’elle ne détermine pas, ni même n’affecte le sens théologique et la valeur spirituelle du texte. Pour le premier chapitre de la Genèse, la question ne se pose même pas tant il va de soi qu’on affaire à un mythe ; le débat avec le fondamentalisme concerne en général plutôt le sens du mythe que la nature mythique de ce récit. Une démarche littéraire étudierait le style du texte, son vocabulaire, sa construction, sa cadence, ses procédés d’écriture. Elle l’examinerait en lui-même et non dans son rapport avec autre chose, et elle a, évidemment, elle aussi son utilité et sa légitimité. La lecture théologique et religieuse procède autrement. Elle s’intéresse à ce qui suit le texte, à l’effet qu’il vise ou qu’il atteint. Elle se centre sur son destinataire, sur ce que le récit lui dit, lui donne à comprendre, sur ce qu’il génère. Autrement dit, elle traite le texte non pas comme un document historique se rapportant au passé, non pas comme une production esthétique ou une œuvre d’art considérée en elle-même, mais comme un message adressé à des auditeurs ou à des lecteurs qu’il veut atteindre et changer.
Quand on aborde sous cet angle ou dans cette perspective le premier chapitre de la Genèse, on y discerne non pas un mais deux messages. Le premier concerne l’acte créateur, sa nature. Le deuxième concerne le monde crée. Voyons successivement ces deux messages.
L’acte créateur
D’abord, l’acte créateur. Dans ce qu’en dit le premier chapitre de la Genèse, je relève cinq points.
1. « Au commencement »
Premièrement, contrairement à ce qu’on pense souvent, ce chapitre ne parle pas d'une création à partir de rien, d'un commencement absolu, ni d'une origine radicale. Au départ, sans que l'on sache pourquoi ni comment, quelque chose se trouve là : un tohu-wa-bohu (que nos traductions rendent tendancieusement par « informe, désert, vide ») ; il y a aussi une mer ou une étendue liquide (nos versions disent « abîme », ce qui n'est pas très juste, il s’agit plutôt d’une sorte de bouillie) ; on mentionne également des ténèbres auxquelles la pensée juive accorde une certaine consistance. On ne nous dit pas d'où vient cette réalité initiale ; on la pose sans explication ; elle constitue une donnée primordiale énigmatique.
La plupart des spécialistes actuels reconnaissent que la Genèse ne raconte pas une création ex nihilo. La théologie juive va parfois dans le même sens. Elle a remarqué que la Bible ne commence pas par la première lettre de l’alphabet, le aleph, mais par la seconde le beth (béréchit). Un midrash raconte que l’aleph est un jour venu se plaindre auprès de Dieu de n’être pas en tête : le beth l’aurait injustement supplanté et l’aurait lésé. Dieu répond que l’homme n’a pas accès à l’aleph de l’univers. Comprenons que l’origine première des choses lui échappe, qu’elle est hors de sa portée. L’homme ne connaît que des commencements relatifs, il ne peut pas remonter au-delà jusqu’à l’origine absolue de l’être, ce qu’indique le fait que le beth (qui a la forme d’un c renversé) est fermé comme une impasse, il n’a aucune ouverture sur ce qui existe derrière lui. Les hébraïsants soulignent que berechit ne veut pas dire « au commencement », mais « dans des temps très anciens, à une époque reculée ». La traduction la plus proche de l’hébreu serait : « lorsque, autrefois, Dieu a créé le ciel et la terre, la terre était un tohu-bohu » (certaines versions juives disent : la terre était « désolation et confusion »).
Le thème d’une création ex nihilo a été développé pus tard par les théologies juives et chrétiennes contre les dualismes. Ce thème prend son origine non pas dans la Genèse, mais dans un livré deutérocanonique, qui date du deuxième siècle avant notre ère, celui des Macchabées1.
2. « créa »
Ce donné primordial, dont on ne nous explique pas d’où il vient, se caractérise par une confusion ou une indistinction : lumière et ténèbres, eau et sec, océans supérieur et inférieur sont mêlés. L'activité créatrice de Dieu, dans ce chapitre, ne consiste pas à faire surgir quelque chose là où auparavant il n'y avait rien, mais à séparer, à ranger, à classer. Le verbe bara, qu’on traduit par « créer » vient d'une racine qui signifie « tailler », « découper ». Le récit décrit la manière dont Dieu organise le temps et l'espace, dont il trie et démêle un fouillis, dont il met de l'ordre dans un fatras et un magma, un peu comme une mère de famille à partir de la pagaille laissée par ses enfants et son mari donne à sa maison une bonne tenue. Autrement dit, la Genèse raconte la transformation du chaos en cosmos. L'action de Dieu fait surgir le monde en structurant une masse informe.
L'acte créateur ne se limite toutefois pas à une mise en ordre qui redistribuerait ou réagencerait les données. Dieu ne se borne pas à disposer autrement les éléments présents sans rien leur ajouter. L'organisation qu'il opère permet l'émergence d'existences qui n'auraient pas pu naître et se maintenir dans le chaos précédent. De même, un romancier écrit un roman à partir des mots que lui fournit le vocabulaire. Son roman n’est cependant pas un simple réagencement du vocabulaire, il fait surgir autre chose, le roman est une œuvre nouvelle et différente par rapport au dictionnaire. De même, une cuisinière à partir d'ingrédients et d'éléments divers confectionne un plat qui ne comprend rien d‘autre que ces ingrédients et éléments, mais qui n’existait cependant pas auparavant. Ainsi apparaissent le jour, la nuit, la mer, les continents et surviennent le soleil, la lune, les étoiles, de l'herbe et des arbres, des poissons, des oiseaux, des serpents, des quadrupèdes et des bipèdes. Dans le chaos, on ne trouvait pas d'êtres animés, vivants, personnalisés. Au soir du sixième jour, il y en a beaucoup : des objets meublent le monde, et l'habitent des plantes, des animaux marins, aériens, terrestres et humains.
3. « Dieu dit »
Pour organiser le monde, pour faire naître du nouveau, pour créer, Dieu parle. La Genèse insiste sur ces « dires » de Dieu qui rythment le chapitre premier, et marquent le début de chaque journée et de chaque étape de la formation du monde. Dieu crée en parlant. La parole présente deux caractéristiques. D’abord, elle implique une altérité. On parle à quelqu'un, à quelque chose, pas à rien ni dans le vide. Ensuite, la parole cherche à obtenir un consentement. Elle sollicite un accord. Elle agit non pas contrainte, mais par persuasion. Elle est appel, vocation, et sollicite une liberté.
Quand Dieu prend la parole pour créer le monde, à qui s'adresse-t-il ? Évidemment à cette réalité initiale, ténébreuse et marécageuse que la Genèse nomme tohu-wa-bohu. Il lui demande de changer ; il lui assigne des objectifs : devenir jour et nuit, terre et eau, végétal et animal, etc. En évoquant une possibilité auparavant inaperçue, la parole de Dieu fait naître dans ce chaos confus et inerte un désir, un frémissement. Le magma initial entend l'interpellation de Dieu, y réagit positivement, et la lumière jaillit. Il n'est pas écrit : « Dieu fit la lumière », mais : « Dieu dit que la lumière soit. Et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne ». Dieu prend la décision de parler ; l'initiative lui appartient ; s'il se taisait, rien ne se passerait. Le chaos l'entend, lui obéit, fait ce que Dieu lui demande, produit la lumière. Et Dieu constate que le chaos a bien reçu, accueilli son appel, qu'il a su saisir la possibilité qu'il lui offrait et répondre à la vocation qu'il lui adressait. Aux versets 11 et 12, nous lisons : « Dieu dit : que la terre se couvre de verdure, d'herbe porteuse de semences et d'arbres fruitiers ... et la terre produisit de la verdure, de l'herbe porteuse de semences et d'arbres donnant du fruit ». Je cite le commentaire d’un théologien américain contemporain : « La parole, une fois dite, réclame une écoute. Elle demande un être, humain ou non, qui soit capable de répondre. Quand Dieu dit : « que la terre se couvre de verdure », nous devons comprendre que la végétation qui apparaît est la réponse de la terre à l'objectif désigné par Dieu2.».
4. Les trois temps
Le récit de Genèse 1 monte que l'acte créateur conjugue et combine trois facteurs : un passé, un futur, et un présent.
1. D'abord un passé. Il part d'une situation qui constitue un héritage ; il utilise des données fournies par ce qu'il y avait antérieurement. Le chaos symbolise ce quelque chose qui précède ; l’acte créateur ne l'annule pas ni ne le rejette, mais le prend en compte, et le transforme.
2. Ensuite, un futur. La parole divine suggère un avenir différent du passé. Elle ouvre des perspectives inédites. Elle indique un but, un objectif à atteindre. Elle suscite une vision qui aimante et mobilise, qui met les choses en route. Sans la parole divine, rien ne se bougerait ni n'arriverait. Le chaos resterait vaseux, marécageux, obscur, confus, indécis et stérile. Le statu quo continuerait indéfiniment, si Dieu ne prenait pas l'initiative de parler pour l'orienter vers autre chose.
3. Enfin, un présent. La parole qui ouvre un avenir se dit dans le présent et s'adresse à un donné qui se trouve là au moment où elle se fait entendre. Il lui faut y trouver un écho, y rencontrer un consentement, y susciter une décision. La création ne se fera que si le présent s'arrache au passé, réagit à ce que Dieu dit, accueille sa suggestion.
4. Un modèle.
Une fois qu'on a dégagé cette structure, on s'aperçoit qu'elle se retrouve presque chaque fois que la Bible raconte une intervention de Dieu. L'histoire d'Abraham, l'Exode, le retour de l'exil babylonien, la naissance de Jésus, Pâques, Pentecôte suivent le même schéma et apparaissent comme autant d'actes créateurs de Dieu. Souvent, on y rencontre d’ailleurs les mêmes termes, le même vocabulaire que dans Genèse 1. Prenons, par exemple, la vision des ossements desséchés du chapitre 37 d'Ézéchiel, dont Arthur Honegger a fait un magnifique oratorio. Les squelettes démantibulés et épars forment un chaos, legs du passé. La parole de Dieu par la bouche du prophète appelle à un avenir. Et vient la réponse positive du présent : « Sitôt que j'eus prophétisé, il se fit un bruit, puis un tremblement, et ces os s'approchèrent les uns des autres ». La puissance persuasive et suggestive de la parole permet aux ossements desséchés et disjoints de devenir un peuple vivant et structuré.
Le récit de Genèse fournit un modèle qui permet de comprendre comment Dieu agit à toute époque et en toutes circonstances. Pour la Bible, aujourd'hui, comme il l’a fait autrefois et comme il le fera dans l’avenir, il pour une nouvelle création, et invite les humains à devenir de nouvelles créatures. Selon une parole de l’Apocalypse, reprise du prophète Ésaîe, ce qui caractérise le Dieu biblique, c’est qu’il fait « toutes choses nouvelles ». Pour le croyant biblique, la création ne représente pas un passé lointain et fondateur, mais une réalité présente et une tâche actuelle. Á chaque instant, la parole divine fait surgir de l'inédit dans sa vie et dans le monde. Dieu ne cesse de créer et d’appeler à devenir ouvriers avec lui.
Plus qu'une doctrine, le thème biblique de la création m’apparaît comme une prédication qui invite les auditeurs à répondre positivement à l'appel de Dieu, qui leur demande de s’engager dans le renouvellement de toutes choses qu'il opère, d'avancer avec lui sur cette route qui va du chaos au cosmos, de la brutalité à la concorde, de la haine à la fraternité de la dislocation à l'harmonie.
Le monde crée
Je passe à ma deuxième partie. Dans le récit de la Genèse, je lis trois affirmations sur le monde créé, sur la manière dont le croyant le considère et s’y comporte.
1. Le monde n’est pas divin
Premièrement, on ne doit pas confondre, assimiler ou identifier Dieu avec la nature, ou avec une partie de la nature. La terre où nous vivons, qui nous porte et nous nourrit n’est pas un dieu ou une déesse. Elle ne mérite pas, et rien de ce qui s’y trouve ne mérite qu’on l’adore, qu’on lui rende un culte, qu’on y voit la réalité suprême qui commande notre existence et qui lui donne sens. Le monde est une créature, un objet fabriqué par Dieu, et Dieu se situe au-delà et au-dessus du monde.
Dans l’Antiquité du Proche-Orient et du bassin de la Méditerranée, cette affirmation n’a rien d’une banalité. Au contraire, elle a un caractère agressif, scandaleux, blasphématoire, impie. Elle va à contre-courant, elle attaque les religions et la piété dominantes. Elle nie, contredit, renverse ce que croyaient la plupart des gens. Les peuples qui entouraient Israël avaient, en effet, tendance à diviniser sinon le monde, du moins certains de ses éléments. Les babyloniens croyaient que la terre avait été façonnée, pétrie avec le corps et le sang d’un dieu, et qu’elle était donc sacrée. L’adoration des astres, par exemple Ra le soleil en Egypte, Ischtar la lune en Asie mineure, était largement répandue. On rendait des cultes à des taureaux, à des boucs, à des poissons géants ou à des monstres marins. En particulier, la vie grouillante des eaux fascinait les habitants des rives du Tigre et de l’Euphrate qui lui conférait un caractère sacré.
En détaillant les six jours de la création, le premier chapitre de la Genèse démolit, exécute les unes après les autres ces divinités illusoires. Il ne faut pas voir dans les sources, les montagnes, les arbres, comme le faisaient les cananéens, des puissances surnaturelles, mais uniquement les créatures du troisième jour. Le soleil, la lune, les étoiles ne sont que des luminaires célestes, des sortes de lampes que Dieu a accrochées au plafond ; dans la hiérarchie des divines, les astres n’occupent même pas une place importante, puisqu’ils ont été fabriqués le quatrième jour, et pas le premier ou le dernier réservés aux créatures les plus éminentes. Même au sein de la création, on refuse à leur accorder une prééminence. Dans cette place qui leur est assignée, il y a une raillerie mordante, insolente qui tourne en dérision ce qu’à l’époque, on respectait. Le chapitre premier de la Genèse proclame sur tous les tons : « Ces prétendus dieux que vous redoutez, à qui vous adressez vos prières, à qui vous offrez des sacrifices, que vous cherchez par tous les moyens à vous rendre propices ne sont, comme vous, que des créatures, et des créatures qui vous sont inférieures. Elles n’ont pas la valeur que vous leur attribuez, elles n’ont aucun titre à votre vénération ». Ce qui a permis au théologien américain Harvey Cox d’écrire, avec une pointe de provocation, que Genèse 1 est le premier manifeste athée qui ait été écrit : ce chapitre déboulonne, en effet, quantité de divinités.
Aujourd’hui, nous ne sommes guère enclins à adorer les arbres, les sources ou les étoiles. Par contre, notre époque divinise parfois la politique, l’argent, la réussite professionnelle, le sexe, et quelques écologistes, se réclamant de l’animisme amérindien ou africain, font de la terre ou de la nature une divinité. Le récit de la création déclare que la vérité ultime de notre être ne dépend pas des événements et des choses, qu’elle se trouve au-dessus et au-delà du monde. Comme le disait le Réformateur Ulrich Zwingli, « Dieu seul est Dieu » ; si on vénère ce qui le manifeste ou ce qui vient de lui, on en fait une idole.
2. La bonté du monde
Dans le récit de la création, je discerne une deuxième affirmation : celle de la bonté du monde. Elle y revient comme un refrain. À quatre reprises, Dieu s’arrête pour regarder ce qu’il vient de faire et il constate que c’est bon ou que c’est bien. Une cinquième fois, tout à la fin, il contemple son et il en rajoute, il s’accorde, si je puis dire, un satisfecit encore supérieur : « c’est très bien » ou « c’est vraiment bon ». Souvent les auteurs bibliques s’émerveillent devant la nature, devant les cieux, ou même devant le corps humain.
Comme la première, cette deuxième affirmation comporte une forte pointe polémique. Elle s’oppose à certains courants qui commençaient à apparaître du côté de la Perse et aussi en Grèce, et qui se développeront beaucoup par la suite, en particulier dans le gnosticisme. Ils pensaient que la terre avait été fabriquée soit par des démiurges maladroits qui avaient raté leur affaire, soit, et ce thème revient plus fréquemment, par des démons en révolte contre le Dieu suprême, le Dieu de lumière et de vérité. Par désir de nuire, par malveillance et malfaisance, ces puissances ténébreuses et négatives avaient créé un monde vil, mauvais, pervers, détestable. Seul des êtres vulgaires, méchants et corrompus s’y plaisaient et le trouvaient beau. Les âmes d’élite le méprisaient, le haïssaient, s’efforçaient de s’en évader par la contemplation mystique, ou de s’en retirer en devenant moine ou ermite. Dans cette perspective, la foi en Dieu entraîne une attitude négative devant la vie terrestre : elle n’apporte que souffrances, misères et déceptions ; ses joies ne sont que des pièges pour nous séduire et nous perdre.
Le récit de la création rejette ce dédain, écarte ce dégoût, interdit cette aversion, disqualifie cette répugnance. Il ne s’agit nullement de tomber dans un optimisme aveugle et de considérer, comme le Docteur Pangloss du Candide de Voltaire, que tout est pour le mieux dans le meilleur du monde. Il arrive trop souvent que le pire et l’horreur l’emportent. Le malheur, la souffrance, la cruauté, la bêtise, l’appétit de pouvoir et d’argent malmènent, torturent, martyrisent l’existence humaine (et aussi l’existence animale, végétale, cosmique) à un degré parfois insupportable. Pourtant, même difficile et douloureuse, la vie représente un don merveilleux qui nous a été fait, et non pas une fatalité malheureuse qui pèserait sur nous et nous écraserait. Malgré tout ce qui l’abîme et le défigure, le monde est l’ de Dieu et il est foncièrement, fondamentalement bon. Il ne faut donc pas s’en détourner, mais s’y engager, s’y intéresser, s’en occuper. Le chapitre 2 de la Genèse, qui n’a pas été écrit par le même auteur que le chapitre 1, le dit bien : Dieu met l’être humain dans le jardin du monde pour le garder et le cultiver (ce qui ne veut pas dire l’asservir et l’exploiter).
Si le monde n’est pas Dieu, il est une fabrication ou, plus exactement, une entreprise de Dieu. On ne doit pas le considérer comme diabolique, ni même lui donner un rôle seulement utilitaire, le réduire à un réservoir ou à magasin qu’on peut utiliser sans limite. S’il ne faut pas l’adorer, on doit l’admirer et en prendre soin. La terre, la nature, sont des créatures, au même titre que l’être humain, et le croyant doit les respecter et les servir. « Tu aimeras ton prochain », lui est-il dit. Prochain ne désigne pas seulement le semblable, celui qui comme moi est un être humain. Le prochain, c’est tout ce qui est proche, ce qui entoure, l’air, l’eau, les végétaux, les animaux, les montagnes et les plaines. Souvenez-vous du beau cantique des créatures de François d’Assise, de sa vision fraternelle et sororale du monde non humain. Le croyant doit aimer la terre comme lui-même, y voir une et une créature de Dieu, sans en faire, pour cela, un dieu ou une déesse.
3. La parole
En troisième lieu, je reprends le thème de la parole que j’ai déjà évoqué dans ma première partie. Lorsque Jérôme, au quatrième siècle a traduit la Bible en latin, il a rendu le mot initial, inaugural de la Genèse, bereschit de même que l’expression qui ouvre l’évangile de Jean en arché par in principio. En s’inspirant de cette traduction, on pourrait dire que le premier chapitre de la Genèse, en plus de ce que nous venons de voir dans les points précédents, pose la question suivante : « Quel est le principe, le principal ou le prince de notre existence ? ».
À cette question, depuis l’Antiquité la plus ancienne jusqu’à aujourd’hui, en simplifiant un peu les choses, on peut dire que les sagesses et les religions ont proposé, en gros, deux grandes réponses.
La première estime que des déterminismes assez stricts commandent notre existence et font d’elles ce qu’elle est. Le destin, des logiques économiques, des mécanismes psychologiques, des facteurs culturels, les circonstances, les événements historiques façonnent notre personnalité. Nous sommes le produit de causes diverses, extérieures à nous. Ce qui prime, c’est l’ordre et le cours des choses ; autrement dit, le monde est notre créateur. Cette première réponse domine dans l’Antiquité, mais n’a pas disparu de la modernité.
La seconde réponse, plus moderne, bien qu’attestée aussi depuis l’Antiquité, insiste, au contraire, sur nos décisions, nos choix, notre volonté. Par notre courage, notre énergie, nos efforts et nos actions, nous forgeons notre être, nous construisons notre vie, et rien ni personne ne peuvent le faire à notre place. Nous sommes des sujets autonomes, nous nous faisons, on pourrait presque dire nous nous créons nous-même. Ce qui prime, c’est notre liberté.
La foi biblique apporte une autre réponse. Pour elle, les lois de la nature et de l’histoire ne déterminent pas notre vie ; elle n’est pas non plus commandée par notre volonté propre, par nos désirs et nos ambitions. Elle dépend principalement de la parole que Dieu nous adresse. Cette parole nous a créés, comme elle a créé toutes choses et tout être, affirme la Genèse, et l’évangile de Jean ajoutera plus tard une touche chrétienne, en précisant que la parole créatrice a pris le visage et la voix de Jésus le Christ. Nous ne sommes pas abandonnés aux lois ou aux hasards qui régissent l’univers. Nous ne sommes pas non plus livrés à nos fantaisies et à nos caprices. Nous sommes confrontés à une parole qui nous interpelle, nous demande de répondre et nous rend du coup responsables, et donc ni automates ni autonomes. Ce qui doit primer dans notre vie, c’est la parole de Dieu.
Conclusion
Je conclus en indiquant très rapidement et schématiquement trois implications de la lecture que je viens de vous proposer de ce premier chapitre de la Genèse.
Premièrement, elle montre la non-pertinence, d’un point de vue théologique, de la querelle entre créationnistes et évolutionnistes. Il ne s’agit nullement de cela dans ce texte, qui esquisse non pas une théorie du commencement, mais une compréhension existentielle des liens spirituels entre Dieu et le monde, entre le croyant et le monde. Quand, par exemple, on se moque de ce chapitre parce que la lumière y précède le soleil, on qu’on le défend en disant que toute lumière ne procède pas des astres, on ne comprend tout simplement pas ce qu’il dit. On en manque le sens auquel on substitue un faux-sens, voire un contresens.
Deuxièmement, on a dit que l‘être humain se partageait toujours entre deux tendances contradictoires : la nostalgie des origines ou du passé et l’attrait de la finalité ou de l’avenir à atteindre. On a souvent rattaché le thème de la création à la première tendance. On a estimé qu’il valorisait les débuts et fondait une stabilité du monde. L’interprétation que j’ai plus esquissée que développée va exactement dans le sens contraire. L’acte créateur ne se situe pas seulement au départ, dans le passé, mais à chaque instant. Il n’installe pas une permanence, il suscite et génère un mouvement, il fait bouger les choses et les êtres. L’initial n’est pas le parfait ni l’idéal, et l’Éden n’est pas le paradis perdu ; le paradis biblique se situe plutôt au bout de la route dans ce que le Nouveau Testament appelle « le Royaume », ou encore de « nouveaux cieux et une nouvelle terre ». La création ne prend pas fin au bout de la semaine mythique de la Genèse. Elle se poursuit chaque jour. Dans la Bible, le thème de la création n’est pas archéologique mais eschatologique, il n’invite pas à un retour en arrière, vers ce qui précède, il tourne le regard en avant, vers ce qui va venir. La création biblique ne fait pas revenir à un passé fondateur ; elle oriente vers un avenir mobilisateur.
Troisièmement, le thème biblique de la création souligne le dynamisme de Dieu (vous savez peut-être qu’un de mes livres a pour titre Le dynamisme créateur de Dieu). Le Dieu biblique se caractérise non pas par un calme olympien, par une sérénité béate, mais par une activité incessante, une énergie toujours à l’ . S’il lui arrive de se reposer, c’est pour la durée d’un sabbat, et pas plus (ni un week-end, ni cinq semaines de congé). Inlassablement, il travaille (ce que dit Jésus dans l’évangile de Jean, 5, 17), et il nous appelle à faire reculer le chaos et à avancer le cosmos. Il n’y réussit pas toujours, et le récit du déluge montre qu’il arrive que le chaos reconquiert et submerge des territoires où le cosmos s’était établi. Le Dieu biblique ne se décourage pas. Il recommence après le meurtre d’Abel, après le déluge, après le veau d’or, après les désobéissances d’Israël, après la crucifixion de Jésus, après les trahisons des églises. Il n’abandonne pas son de création, il la reprend, la relance : il suscite Noé, Abraham, Moïse, les prophètes. Il ressuscite Jésus. Il inspire des conversions et des réformes. Pour les courants dominants dans la Bible, Dieu est essentiellement, avant tout « dynamisme créateur », et pour le souligner, plutôt que de création, il serait préférable de parler de l’action ou de l’activité créatrice de Dieu.
André Gounelle,
Professeur émérite de la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier
Source : Académie des Sciences et Lettres de Montpellier,
séance du 08 décembre 2003, conférence N° 3835, Le récit de la Création
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1 2 Maccabées 7, 28
2 Lewis S. Ford, The Lure of God, p.22 4